[Echo-système] Décoration et scénographie aux Trans Musicales : le parcours de Gaëtan Allin
L’accueil des publics aux Trans Musicales fait partie des fondamentaux du projet du festival, et ce depuis très longtemps. Si vous avez vécu la première soirée Planète en 1995, ressenti les vibrations à l’intérieur de la Greenroom, assisté aux spectacles du Lagunitas Circus ou parcouru le Village du Liberté, vous avez pu vivre une expérience dans des lieux entièrement reconfigurés pour l’occasion. Rencontre par le menu avec un des artisans de cet état d’esprit, Gaëtan Allin, qui déploie depuis près de 30 ans des scénographies pour le festival.
Les débuts aux Trans
Au début des années 1990, je suis devenu intermittent du spectacle mais, avant cela, j’ai découvert ce métier, cette façon d’être en milieu festif en tant que runner [chauffeur]. C’était très excitant, une façon de concevoir un métier sans contrôle, mais où chacun doit prendre ses responsabilités pour que ça fonctionne.
Ma première déco, c’est au TNB qui héberge l’accueil presse du festival [en 1994], et j’ai la naïveté de la première fois. Le directeur technique du TNB de l’époque me fait confiance, j’amène des cabines téléphoniques de France Télécom avec des bases en béton, pour les mettre au 4ème étage. Le jour J, évidemment, ça ne passe pas dans le monte-charge, il faut hisser le tout par les escaliers où il n’y a aucun dégagement et où il est évidemment défendu d’abîmer les murs. Je n’ai jamais oublié la leçon tirée de ce moment précis : le moindre petit détail compte.
On ne s’est pas trop planté sur la première édition, ce qui fait que Béa [Béatrice Macé, directrice générale des Trans], Jean-Louis [Brossard, directeur artistique] et Hervé [Bordier, ancien co-directeur du festival] m’ont sollicité après, et c’est une histoire qui dure jusqu’à maintenant
L’accueil public aux Trans Musicales
Les Trans Musicales ont été un des premiers festivals à décider de mettre de l’argent pour déborder de la scène sacrée et investir tous les espaces. Cette décision de consacrer une ligne de budget pour l’accueil des publics, de professionnaliser cette dimension et de lui donner une grande importance est alors une vraie révolution.
C’est une réflexion que Béa, Jean-Louis et l’équipe des Trans continuent à avoir. Il se passe des choses quand tu accueilles bien les gens — c’est comme chez toi quand tu invites tes amis, si tu sers une pizza à peine chauffée qui vient de chez LIDL, ça n’est pas la même tonalité dans l’ivresse à venir que si c’est toi qui a fait à manger.
Je suis arrivé sur le festival à une période où tout progressait à tous les niveaux. On devenait exigeants sur pleins de détails, on essayait d’être cohérent sur tout l’environnement. C’est pour moi tout l’intérêt de notre métier, c’est qu’on fait un grand écart. On peut être très créatif, mais avant de penser au détail poétique, bien avant, tu as monté un dossier de 20 pages pour expliciter comment tu montes le tout. Il y a des côtés très pratiques, très techniques.
La chance énorme sur le festival est d’avoir des sortes de carte blanche. C’est intelligent parce que finalement, ça met d’autant plus de pression. T’as pas en tête de te planter puisqu’on te fait confiance, “à l’aveugle”. Donc, il y a intérêt à ce que ça marche.
Un exemple de scénographie immersive : la première soirée Planète
La première soirée Planète [pendant les Trans Musicales 1995, une soirée est entièrement dédiée aux musiques électroniques, avec cette année-là Laurent Garnier, The Chemical Brothers…] se déroule au Parc Expo, et c’est la première fois que le festival s’y rend.
A l’époque, j’avais négocié un partenariat avec un pro qui faisait du béton. Il avait plein de sable, mais il fallait qu’il le récupère ensuite pour faire du béton. En une matinée, 35 ou 40 semi-remorques ont débarqué pour vider les bennes, à charge pour nous de ratisser pour aplanir tout ça sur les 5000 mètres carrés. Il y avait tellement de sable qu’on avait 10 à 15 cm de hauteur de sable partout, mais par moment on montait des dunes et marcher dans le sable, c’est très fatigant. Toute l’amplitude de travail a été multipliée par trois, voire quatre, voire cinq… Ça tu n’y penses pas la première fois que tu mets de 600 tonnes de sable dans un Parc Expo. On a installé des bus dans ces même dunes et accroché des poteaux téléphoniques de 120 kilos pièce au plafond du Parc Expo — à l’époque, c’était encore possible.
On avait aussi récupéré l’écran géant de la grande salle du TNB, avec 25 mètres d’ouverture, pour faire des projections en temps réel avec les premiers ordinateurs. On tapait des trucs et ça apparaissait à l’écran. Il y avait des caméras un peu partout et on faisait des mini-saynètes avec des poissons rouges dans des petits lacs, et on projetait des montages en temps réel toute la nuit. Toutes ces images projetées, tout ce décor immersif dédié non pas à un artiste sur scène mais au public, c’était incroyable. Entre le dedans et le dehors, il y avait une situation de fracture totale et ça, c’est génial pour un scénographe. Tu réussis à créer une vraie dichotomie entre le monde réel et le monde artificiel de la nuit.
Le village des Trans Musicales au Liberté, ou comment accueillir les pros, les artistes et les publics dans un même lieu.
Le cahier des charges reste plus ou moins identique et, en même temps, chaque année, c’est un nouvel exercice. Tu reprends une page blanche pour refaire des plans de circulation, répondre à des usages attendus qui sont répétés ou, au contraire, complètement nouveaux. Donc, sur certaines éditions, tu peux t’appuyer un peu sur les enseignements des années précédentes. Tout l’intérêt des Trans Musicales, c’est que l’année d’après, au moment où tu penses avoir à peu près cerné le dossier, tout a changé, donc tu recommences tout à zéro.
Dans ses évolutions, le Village donne une bonne idée de ce que sont les Trans Musicales à l’instant T. Par exemple, dans les années 1990, l’enjeu a pu être de maîtriser davantage la visibilité des partenaires dans ces espaces. Là où chacun arrivait avec ses fanions et supports divers, sans attention à l’ambiance et l’esthétique générales, nous avons peu à peu posé des principes pour que l’ensemble reste cohérent visuellement. Aujourd’hui les questions vont plutôt dépendre du nombre de professionnels à venir, de la part à donner au tout public, et comment on mixe les genres entre les deux. Pendant longtemps, au sein du Village, il fallait vraiment que les artistes et les professionnels soient mis à part, et le public avait aussi son pré carré. Les mentalités évoluant, les comportements évoluant, les attentes évoluant, on arrive à des choses qui deviennent de plus en plus poreuses, et c’est heureux !
Concernant les personnes présentes aux Trans Musicales, l’équipe du festival est à l’écoute des divers besoins. Certaines vont avoir des enjeux professionnels, d’autres plus politiques, marketing ou personnels, tout simplement. Notre métier consiste à trouver le bon équilibre, à reprendre les souhaits et désirs de chacun, et à essayer d’y répondre au mieux, en affirmant des partis pris.
La Greenroom au sein du Hall 4
A partir de 2009, les premières versions de la Greenroom étaient une espèce de cube noir avec des rideaux isophoniques. Grâce à eux, malgré les décibels, tu n’entendais rien dehors et quand tu ouvrais les rideaux, il y avait des tas de « dingues » à l’intérieur en train de sauter dans tous les sens. C’était éminemment sympathique !
En 2014, c’est lors d’une réunion bilan de l’édition précédente qu’a surgi l’idée de dessiner une Greenroom circulaire, à partir de ce point névralgique que constitue le Hall 4 au Parc Expo [avec l’ouverture du Hall 8 l’édition suivante]. La Greenroom est un espace porté par un partenaire historique des Trans, Heineken, qui a totalement adhéré à cette proposition de redessiner l’espace et d’y offrir une expérience nouvelle. Les interlocuteurs des Trans dans la direction de cette entreprise partenaire sont des personnes habitées par la musique et qui savent l’espace de liberté qu’un festival peut proposer. Cela aussi, ça porte pour tenter des choses.
Une fois l’idée trouvée, il faut se pencher sur tout l’aspect technique avec l’équipe et des prestataires : comment avoir un son à 360° sans que ce soit une bouillabaisse ? Comment empêcher la réverbération du son et éviter que le DJ sur scène s’en prenne plein la figure ? Comment stabiliser la scène et éviter que tout vibre ? Comment amener le backline [le matériel scénique] en ayant quand même ce sentiment d’une scène à 360 ? On est passé par pleins d’étapes : on fait un tunnel, ou un pont ? Est ce qu’on cache des techniciens à l’intérieur de la scène, pour qu’ils y passent toute la nuit et sortent le backline quand il le faut [rires] ?
La scénographie et la décoration de manière générale au Parc Expo, elle se réfléchit aussi en tenant compte du fait que le public est là de 20h à 7h du matin, et qu’il mute petit à petit au cours de la nuit. Sur cette tonalité-là, la Greenroom a franchement bien marché.
L’entreprise SAGA
L’un des gros avantages de notre métier, c’est que tu n’as pas besoin de laisser une carte de visite tant que tu ne plantes pas, puisque quand tu fais des choses, les gens les voient et se les approprient. Pour peu que ça soit à peu près réussi, les gens demandent le nom de la personne qui a fait ça. Assez rapidement, j’ai été sollicité sur pas mal d’autres situations de déco et, de plus en plus, de scénographie. Ce qui fait que je me suis professionnalisé et, en 2004, j’ai monté Saga.
Depuis le début, on a un atelier dans lequel on fabrique des décors, on fabrique du prototype, on fait des tests à plus ou moins grande échelle, on valide les principes de construction quitte à ne les déployer vraiment qu’en arrivant sur le site. Ce sont des choses qu’on cogite en interne avec des responsables d’atelier chez Saga. Mais c’est aussi des méthodologies qu’on peut partager avec des prestataires de services ou des intermittents, parce que, bien évidemment, on travaille avec de nombreux intermittents. Une année normale, c’est entre 70 et 80 dossiers de plus ou moins grande envergure. Donc ça demande beaucoup de compétences, d’énergie, bref de personnes à mobiliser.
Aujourd’hui, on fait de l’ingénierie culturelle. C’est à dire qu’on continue à apporter une expertise dans le fait d’inventer des conditions d’accueil de publics dans un espace vierge. Et le schéma s’est beaucoup diversifié, il n’y a pas que les festivals, ou la situation événementielle, loin de là.
La crise sanitaire et ses effets
On a eu 80% de baisse de chiffre d’affaires entre 2019 et 2020. Cela aurait pu représenter un cataclysme pour Saga. On a perdu toute notre trésorerie, c’est-à-dire tout l’argent qui était sur nos comptes pour nous permettre d’investir dans des outils ou d’augmenter les salaires, bref de faire fructifier la boîte. Mais Saga a pu bénéficier des aides mises en place pour soutenir les entreprises.
Ensuite, je suis plutôt assez heureux de m’apercevoir que dans cette forme d’adversité redoutable, il y a des vrais élans solidaires. Tu sens, si besoin était, que la relation qui se tisse dans nos milieux professionnels n’est pas liée à des intérêts purement techniques, ou tout au moins le sensible est intrinsèque à la définition de nos métiers, et que les gens qui y viennent sont donc forcément eux-mêmes des gens sensibles. Et ça, c’est très, très riche. Quel bonheur d’avoir ça !
Et 2021, c’est quoi ? Pour l’instant, c’est complètement atone d’un point de vue événementiel, ou presque. Mais à côté de ça, Saga continue à installer des expositions pour les musées parce que les personnes qui travaillent dans ces lieux-là continuent à croire beaucoup à une ouverture prochaine. Et puis, on a encore des collectivités territoriales qui nous sollicitent. Auparavant, elles n’auraient pas forcément pensé à nous pour un dossier. Et là, elles se disent : ils sont tellement en difficulté qu’ils vont répondre présents, et effectivement, et des personnes qui pensaient qu’on était dans un exercice de style un peu ciblé s’aperçoivent qu’on est capable de répondre finalement à des choses beaucoup plus diversifiées.