[Long format] Une histoire musicale de la Turquie moderne
Redécouverte au milieu des années 2000 par des DJs en quête de sons psychédéliques et exotiques à sampler, la musique pop anatolienne revient peu à peu dans la lumière grâce à des passeurs tels qu’Altin Gün qui alimentent à leur tour le mouvement de mutation continue de certaines musiques traditionnelles turques. La musique populaire du pays, depuis ses premières heures, ne cesse d’évoluer et de se réinventer en puisant dans son répertoire de poésies et de chansons traditionnelles la matière première de son renouvellement permanent. Voyage dans cent ans de musique turque, des poètes de l’Empire ottoman aux héritiers actuels, en commençant par ceux qui ont exhumé ce patrimoine méconnu : les DJs et autres archéologues du phonogramme.
Par Thomas Lagarrigue, responsable des ressources sur l’artistique aux Trans
En mai 2013, le duo de DJs-compositeurs danois Den Sorte Skole (découvert sur scène aux Trans Musicales 2014) publiait Lektion III, un album-monde prenant la forme d’un gigantesque collage sonore, une symphonie pour samplers qui utilisait des milliers d’échantillons sonores issus de disques introuvables, parfois même de répertoires totalement inconnus. Le long texte inclus dans ce coffret précisait que ce travail de création n’avait été possible que grâce à la culture blog des années 2000 où des internautes partageaient avec le reste du monde des productions locales oubliées (notamment des enregistrements sur vinyles et cassettes numérisés par leurs soins).
Ce phénomène collectif et désintéressé est sans doute l’un des faits d’archéologie musicale les plus fertiles du début du XXIe siècle dans la mesure où il a permis la recherche, le collectage, la numérisation et la diffusion auprès de passionnés du monde entier (et donc le sauvetage mémoriel) d’un large pan de la création musicale du XXe siècle qui n’avait pas été retenu à l’origine par l’industrie musicale occidentale. Et parmi les trésors oubliés que le duo danois a samplé, un certain nombre venait de Turquie…
La renaissance anatolienne par les rééditions et le sampling
Dans ce coffret de trois vinyles de Den Sorte Skole, se trouve notamment le morceau “Did You Ever”. Vers la fin de celui-ci (à environ 4:38), une guitare acoustique célèbre en Turquie émerge du magma sonore : elle a été enregistrée par la chanteuse Selda Bağcan à ses débuts, sur le morceau “Katip Arzuhalim Yaz Yare Böyle” (l’un de ses tout premiers singles sorti en 1971 chez Sel Plâk, alors qu’elle était encore étudiante).
Six ans avant Den Sorte Skole, en 2007, l’artiste californien Oh No sortait Dr. No’s Oxperiment (chez Stones Throw Records), un album de hip hop instrumental construit presque uniquement avec des samples d’obscures pépites rock ou funk psychédéliques méditerranéennes (d’Italie, de Grèce, du Liban, mais aussi et principalement de Turquie). Dans le morceau d’ouverture, intitulé “Heavy”, on est frappé dès la première seconde par la voix intense d’une chanteuse orientale qui s’empare de l’auditeur et l’amène vers un sample de guitare électrique à tendance psychédélique, avant de faire entendre de nouvelles touches mélodiques plus orientales.
Ce morceau construit sur cette voix expressive et cette guitare obsédante sera même réutilisé à plusieurs occasions dans le hip hop américain puisqu’on les retrouve en 2009 sur le morceau “Supermagic” du rappeur Mos Def (en ouverture de son album The Ecstatic) ainsi qu’en 2015 sur l’album Compton du producteur Dr. Dre (dans le morceau “Issues”).
Cette voix vibrante et puissante, c’est celle de l’incontournable Selda Bağcan, ici accompagnée par le groupe Moğollar, une formation essentielle du rock psychédélique anatolien qui a vu passer dans ses rangs la crème des musiciens et vocalistes de cette scène. Le morceau-source de ce sample utilisé si souvent s’intitule “İnce İnce Bir Kar Yağar” et il est sorti en 1975 chez Türküola sur l’album Selda.
Selda, Barış et Erkin : la trinité influente du psychédélisme turc
Née en 1948, Selda Bağcan est une artiste emblématique de la scène turque des années 1970 puisqu’elle a constitué une œuvre qui est aujourd’hui un point de convergence inévitable lorsque l’on part à la découverte de l’ère psychédélique turque. C’est sans doute l’une des artistes de cette scène les plus samplées des dernières années, entre autres parce que son album Selda a été le premier de la vague folk, pop, rock anatolienne (aussi appelée en turc « Anadolu pop ») à être réédité, dès 2006, via le label britannique Finders Keepers co‐fondé par le DJ‐producteur de Manchester Andy Votel. La passion de ce label pour cette scène turque va d’ailleurs si loin qu’il a même généré un sous-label spécialisé et baptisé « Anatolian Invasion ».
Parmi les nombreux groupes et artistes qui ont marqué cette période musicale, deux autres noms sont également souvent cités comme des pionniers influents du rock en Turquie : Barış Manço et Erkin Koray. Certains de leurs succès ont traversé les décennies et ont également été samplés par des artistes plus proches de nous tels que les Américains Gonjasufi et The Gaslamp Killer, tous deux passés par les Trans Musicales en 2010.
Par exemple, “Ageing” repose sur un motif de guitare typiquement blues samplé sur “Aman Avci Vurma Beni”, la face B d’un 45‐tours de Barış Manço (1943–1999) sorti en 1966. L’artiste turc vit à l’époque en Belgique et il se fait accompagner par Les Mistigris, un groupe de rock instrumental de Liège. Il explore ensuite de nombreuses pistes musicales (en français, en anglais ou en turc), d’abord folk rock psychédélique, puis rock progressif, donnant une place de plus en plus importante aux claviers et synthétiseurs. Après plusieurs albums mémorables, de nombreux tubes et même l’animation d’une émission télévisée, il finit par devenir l’un des chanteurs et l’une des personnalités les plus populaires du pays.
Autre exemple issu de la collaboration entre Gonjasufi et The Gaslamp Killer, “Kobwebz” met quant à lui en lumière la troisième grande figure populaire de cette foisonnante scène turque : le chanteur et guitariste Erkin Koray (né en 1941).
La source de ce sample est ici le morceau “Yağmur“ enregistré par Koray en 1971 :
Ce morceau, très marquant dans la discographie de Erkin Koray, était en réalité un arrangement que le guitariste avait réalisé à partir d’un morceau écrit et composé par Vedat Yildirimbora (musicien né en 1944). D’ailleurs, une autre version enregistrée par la très jeune chanteuse Mine Koşan (née en 1958) sort aussi en 1971, mais celle‐ci est jouée et orchestrée dans le style arabesk (style de chansons de variétés populaires en Turquie à partir des années 1960 qui renvoie à une esthétique arabisante – rappelant le passé de la Turquie et en particulier la culture arabe qui dominait à l’époque de l’Empire ottoman – notamment par des façons de chanter et des orchestrations plus proches des musiques arabes que turques).
Le fait que ces deux versions très différentes cohabitent et sortent en Turquie la même année nous indique à quel point le pays est à ce moment‐là particulièrement marqué par la dualité identitaire cultivée depuis la proclamation de la République de Turquie en 1923 : le pays est certes une porte d’entrée vers l’Orient, mais il reste très ouvert à l’Occident.
Erkin Koray est un musicien important dans l’histoire du rock turc. Il est considéré comme le fondateur de l’un des premiers groupes de rock du pays en 1957, alors qu’il avait seize ans.
S’il a commencé en faisant des reprises de morceaux américains et anglais, il va ensuite largement participer à la popularisation de l’usage de la langue turque dans le rock durant les années 1960. Son premier single – “Bir Eylül Akşamı” (1962, chez Melodi Plak) – est d’ailleurs chanté en turc.
L’aura de ce morceau est aujourd’hui si grande qu’une rumeur dit qu’il aurait influencé quatre ans plus tard la création de “Paint It Black”, l’un des plus grands tubes des Rolling Stones…
Par ailleurs, Erkin Koray est souvent considéré comme l’un des premiers musiciens à avoir électrifié le bağlama, qu’on appelle également saz. Cet instrument à cordes pincées, décrit comme un luth à manche long, est emblématique des musiques traditionnelles issues de cette partie du monde. Le même instrument – ou de légères variantes – ont un statut comparable dans des pays et territoires tels que la Grèce, le sud des Balkans, l’Iran, l’Irak ou encore le Crimée et le Caucase (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie…). C’était traditionnellement l’instrument associé aux troubadours de cette région du monde (des poètes et bardes appelés aşık en turc).
Les racines des musiques populaires turques modernes
Pour bien mesurer l’importance du répertoire folk local dans les évolutions musicales plus récentes, un petit saut dans le passé s’impose…
Pendant plus de cinq siècles (environ du début du XVe au début du XXe siècle), le territoire de la Turquie actuelle (principalement l’Anatolie et la Thrace orientale) était une partie, pour ne pas dire le cœur, de l’Empire ottoman, dynastie constituée de 1299 à 1923 sous la forme d’un sultanat puis d’un califat. Cet empire a fait rayonner sur la région une culture – et donc des musiques – arabo‐musulmanes. Si l‘Empire culmine d’un point de vue territorial au XVIIe siècle, son déclin est ensuite progressif, jusqu’à se précipiter d’une part en 1918 à la fin de la 1ère Guerre Mondiale, puisque les Ottomans étaient du côté des vaincus, et d’autre part en 1923, lorsque les résistants nationalistes turcs, qui refusent de voir leur pays démembré par un accord entre le sultan et les Alliés, remportent leur guerre d’indépendance et proclament la République.
Mustapha Kemal Pacha (surnommé « Atatürk » à partir de 1934), le leader de cette révolution et premier Président de la République Turque lance rapidement une série de réformes marquantes comme l’extension du droit de vote aux femmes ainsi que le remplacement sans délai de l’alphabet arabe par l’alphabet romain.
Culturellement, il défend à la fois l’ouverture vers l’Occident pour contrebalancer et diluer l’héritage des cultures arabes et orientales (il interdit d’ailleurs les musiques et danses orientales) et le collectage de patrimoines culturels, régionaux, traditionnels et folkloriques. Et tout particulièrement dans le domaine musical, auquel il accorde une grande importance dans son projet de nation turque. Ce volontarisme se traduit ensuite par la création de sections de Conservatoires où les musiques populaires traditionnelles et folkloriques sont traitées dans les formes polyphoniques occidentales et enseignées au même titre que les musiques savantes turques et occidentales. Une politique culturelle forte et structurante qui portera ses fruits dans les décennies suivantes.
Parmi les plus anciens artistes dont les enregistrements sont arrivés jusqu’à nous, Aşik Veysel (1894–1973) est tout à fait remarquable. Aveugle à l’âge de sept ans, il apprend ensuite le saz ainsi que les poèmes et chansons populaires anonymes (appelées türkü) que lui transmettent son père et des musiciens de passage, comme ils les avaient eux-mêmes reçus oralement dans leur jeunesse.
Exalté par les réformes d’Atatürk qu’il soutient avec enthousiasme, il se met à écrire et à composer des morceaux originaux dans les années 1930 afin de contribuer plus personnellement à ce nouveau répertoire dont les mélodies accompagnent la construction volontariste de la nation turque moderne.
Dans la génération suivante, les chanteurs et musiciens prennent ainsi l’habitude de constituer des répertoires mêlant chansons folk anonymes modernisées et chansons originales.
Muharrem Ertaş (1913–1984) apprend le bağlama et la poésie d’Aşık Sait (1835–1910) dès l’âge de sept ans avec ses oncles. Il est rapidement considéré comme un prodige de l’instrument et du bozlak (un style de chanson mélancolique et pleine d’emphase sur les thèmes de l’amour et de la séparation, à l’image du morceau “Biter Kırşehir’in Gülleri”).
Parmi ses huit enfants, l’un de ses fils va jouer un rôle particulièrement important. Neşet Ertaş (1938–2012) grandit dans une Turquie qui a déjà bien avancé dans son travail de constitution d’un répertoire folk contemporain typiquement turc et il aborde sa vingtaine au moment où le rock arrive en Turquie. Déjà virtuose du bağlama, il incarne une approche moderne de la musique folk turque qui lui permet de fixer des formes et des structures quasiment définitives à des morceaux sans âge transmis oralement pendant des décennies.
Par exemple avec sa version du morceau joué par son père précédemment, “Biter Kırşehir’in Gülleri” :
https://www.youtube.com/watch?v=e6MYA5y6M2A
Le fait de jouer à la radio et à la télévision ces morceaux, qu’il s’agisse de traditionnels réarrangés ou de compositions personnelles, a sans doute participé à ce qu’il atteigne un statut aussi rare, mais c’est avant tout son talent, sa voix et sa virtuosité qui ont fait de lui l’une des grandes figures de la musique populaire turque du XXe siècle. A ce titre, il a été et continue à être une référence pour des artistes d’aujourd’hui. D’ailleurs, une grande partie des morceaux enregistrés par le groupe néerlando‐turc Altin Gün ont précédemment été joués par lui. Le sextuor a notamment repris ce même morceau sous le titre raccourci “Kırşehir’in Gülleri”. Et même si l’arrangement est très différent, on ressent ici fortement l’influence de la version de Neşet Ertaş, notamment dans la ligne de chant, qui n’était pas aussi précise et entêtante à l’époque de son père :
L’école du Microphone d’Or et la naissance de l’Anadolu pop
Alors que Neşet Ertaş lance vraiment sa carrière à Ankara, notamment grâce à sa participation à une émission quotidienne sur les ondes de la radio d’état T.R.T., le rock and roll s’apprête à déferler sur la Turquie… Quand les premiers disques de rock arrivent à la fin des années 1950, la jeunesse dorée d’Istanbul créée des groupes pour jouer des reprises de ses idoles anglophones. Une petite scène se développe alors sur le succès de morceaux comme “Apache”, du groupe anglais de rock instrumental The Shadows. D’ailleurs Barış Manço, déjà évoqué précédemment, enregistre dès sa sortie du lycée en 1962 un premier 45‐tours avec des reprises de deux tubes de Chubby Checker de 1960 et 1962 : “The Twist”/ “Let’s Twist Again”.
Mais l’imitation des anglophones ne va pas durer, comme on a pu le constater précédemment avec le premier single de Erkin Koray l’année suivante (“Bir Eylül Akşamı”), qu’il choisit de chanter en turc. Par ailleurs, un grand quotidien (Hürriyet) organise en 1965 un concours intitulé “Altin Mikrofon” (“Le Microphone d’Or”) dont l’enjeu est de faire émerger de la jeunesse une musique populaire turque, avec des artistes jouant d’instruments occidentaux mais chantant dans leur langue maternelle. Même si des artistes comme Barış Manço et Erkin Koray avaient déjà entamé leur carrière, ce concours, de type radio‐crochet, est considéré aujourd’hui comme le catalyseur d’une réaction en chaîne qui a généré un mouvement extrêmement dynamique pendant une bonne dizaine d’années, l’Anadolu pop (ou “pop anatolienne”).
Un groupe comme Silüetler (1964–1974), avec son album de 1967, propose un rock très inspiré des scènes British R&B (The Animals) et beat music (The Beatles) des années précédentes, comme en témoigne le morceau “Rhythm & Gress” .
Certains membres de Silüetler quittent le groupe en 1967 et fondent Moğollar (1967–1976, puis reformé en 1992), un projet dont le son va évoluer vers un univers plus psychédélique, rock progressif, et même parfois funk et jazz fusion. Sans oublier une ouverture essentielle vers le folk anatolien avec l’introduction d’instruments plus traditionnels. Le groupe est notamment mené par Murat Ses qui compose et joue des claviers et synthétiseurs et il accueille par intermittence des chanteurs et chanteuses parmi les plus éminents de cette scène (notamment Ersen Dinleten, Barış Manço, Selda Bağcan ou encore Cem Karaca).
Le groupe 3 Hür‐El (1970–1976, puis 1996–1999) a lui développé un répertoire associant le rock psychédélique avec des éléments de chant ou d’orchestration plus typiquement turcs. Par exemple dans “Sevenler Ağlarmış” (en 1974, chez Diskotür), les trois frères commencent le morceau comme un titre d’acid rock typiquement britannique puis, alors que la chanson pourrait s’achever sur un fade‐out classique, créent la surprise avec une rupture vers 03:15 où saz électrique et percussions emmènent brusquement le morceau ailleurs.
Si de nombreuses autres formations se sont illustrées dans des esthétiques proches des groupes précédents, on peut aussi mentionner des artistes singuliers dans le paysage musical turc de leur époque : Mustafa Özkent et Gökçen Kaynatan. Le premier est un arrangeur et musicien de studio né en 1942 qui a enregistré (avec un groupe monté pour l’occasion), un album de funk à tendance psychédélique (Gençlik İle Elele, chez Evren en 1973) où l’on distingue quelques mélodies caractéristiques du folk rock anatolien. Passé inaperçu à l’époque, le disque s’est surtout fait connaître en Occident à la faveur d’une réédition en 2006 chez Finders Keepers.
Gökçen Kaynatan (né en 1939) est quant à lui un compositeur de musiques électroniques qui a officié pendant les années 1960 et 1970 à la télévision nationale turque. Avec seulement quatre 45‐tours à son actif, il a accumulé un grand nombre d’enregistrements inédits dont certains ont été compilés et sortis en 2017 par les incontournables Finders Keepers. A la fois très connaisseur des synthétiseurs analogiques et amateur de sons de guitares surf complètement déformées, Kaynatan a su produire des morceaux aussi sophistiqués que ludiques.
Ces deux artistes mettent d’ailleurs en évidence que dans cette vague décrite comme « folk, rock, pop », certains groupes se sont construits sur des sections rythmiques très funky, ce qui a donc nourri une branche « funk psychédélique », puis disco dans la deuxième moitié des années 1970.
On trouve d’ailleurs quelques exemples de ces tendances moins rock et plus groovy dans la compilation Turkish Freakout — Psych Funk a la Turk sortie en 2019 par le label Arsivplak.
Fin de siècle : de la fin de cycle au renouveau
A partir des années 1980, le phénomène de l’Anadolu pop est retombé, peut‐être victime de l’instabilité politique, mais sans doute aussi du processus de mondialisation qui a alors structuré l’industrie musicale et les médias audiovisuels internationaux. Au‐delà du succès de la world music, du hip hop et des musiques électroniques dansantes, des scènes musicales turques se développent néanmoins ensuite, notamment dans le rock (punk, hard ou metal, mais souvent dans des atmosphères psychédéliques), que les paroles soient en turc (comme c’est le cas de Ayyuka, formé en 2001) ou en anglais (à l’image de The Ringo Jets, formé en 2011 et passé aux Trans en 2014). Néanmoins, les groupes de ces scènes n’ont finalement que rarement repris à leur compte l’héritage folk moderne turc. Pour cela, il faut plutôt se tourner vers un groupe comme Nekropsi (fondé en 1989 et toujours en activité) qui est dans une certaine mesure un héritier des groupes folk rock anatoliens des années 1970, avec son mélange de rock progressif, de metal, de musiques électroniques à tendance expérimentale et de sons traditionnels.
Dans une autre veine, le groupe Baba Zula (fondé en 1996 et passé par l’Ubu en 2016) remet le saz électrique et les percussions traditionnelles au cœur d’une musique moderne menée par une pulsation évoquant tour à tour le blues et le dub.
Une scène électronique underground se développe également dans les années 1990, avec par exemple un producteur comme Oojami (programmé à l’Ubu en 2000) qui s’installe à Londres et travaille à l’élaboration d’un langage musical électronique prenant en compte les spécificités musicologiques des traditions turques.
Les années 2000, en plus d’être le moment où l’Occident (re)découvre des répertoires anciens via le processus décrit plus haut – impliquant la numérisation, la diffusion par Internet puis la réédition – est logiquement la période où la culture DJ (de musiques électroniques ou pas) prend un large essor. Bariş K (programmé aux Trans 2009) est à ce titre un DJ emblématique des nuits stambouliotes : il puise dans les répertoires folk, pop, funk ou disco et réalise des edits des morceaux ayant pour lui le meilleur potentiel pour les dancefloors modernes (ces edits étant des versions alternatives dont il a principalement modifié la structure en allongeant par exemple les passages instrumentaux favorables à la danse). On peut retrouver une partie de son travail dans la compilation Istanbul 70 volume I‐II‐III: Psych, Disco, Folk Edits by Bariş K sortie en 2011 par le label new‐yorkais Nublu Records.
Depuis ce moment de bascule que représentent les années 2000 (notamment grâce à des éléments déclencheurs comme les blogs, les rééditions et le sampling cités plus haut), une nouvelle génération d’artistes – qu’ils soient turcs ou étrangers et notamment européens – participe à un renouveau musical, en reprenant les choses là où elles en étaient au moment de l’âge d’or de l’Anadolu pop dans les années 1970.
Les héritiers actuels de l’Anadolu pop
Le chanteur Umut Adan – dont le premier album est sorti en mars 2019 – s’inscrit dans un courant folk rock psychédélique qui le rapproche très naturellement du mouvement historique de la pop anatolienne.
Le quintet cosmopolite Grup Şimşek, formé en 2014 et mené par la Turque Derya Yıldırım (au chant et au saz), propose quant à lui des réinterprétations assez fidèles de morceaux folk et pop ayant fait les belles heures de l’Anadolu pop, mais aussi des compositions originales s’inscrivant dans la continuité esthétique de cette période, comme c’est le cas du titre “Davet”, extrait de leur premier EP sorti en 2017 chez Bongo Joe.
Dans sa biographie, le groupe déclare :
« Contrairement à la pop occidentale, la pop music turque s’est construite sur des chansons devenues traditionnelles et sur l’infinité de façons différentes de les réimaginer ».
Cette analyse explique en quelques mots pourquoi les musiques populaires turques du XXe siècle sont si singulières et en quoi elles portent en elles une source inépuisable de renouvellement.
Ce qui nous amène logiquement à Altin Gün, ce projet d’origine néerlandaise créé en 2016 qui fait non seulement revivre l’héritage turc décrit précédemment, mais qui le fait en plus évoluer avec panache bien au‐delà de son territoire d’origine…
Altin Gün : au‐delà du psychédélisme, la consécration d’un répertoire folk turc intemporel
Découvert par beaucoup aux Trans Musicales en décembre 2017 alors qu’il n’avait sorti qu’un single chez le disquaire/label suisse Bongo Joe, le groupe néerlando‐turc Altin Gün avait alors marqué cette édition avec un concert à l’énergie euphorisante, porté par un duo mixte au chant et des musiciens de haut niveau. S’il avait été annoncé comme une formation rendant avant tout hommage à la scène rock psychédélique turque des années 1970, Altin Gün avait aussi impressionné lors de ce live par sa section rythmique (basse, batterie et percussions) au groove funky et implacable, ainsi que par l’influence notable d’une musique folk turque moderne et raffinée.
Quand le groupe sortait trois mois plus tard son premier album (On, toujours chez Bongo Joe), et que les critiques musicales faisaient aussitôt le rapprochement avec Selda Bağcan, Barış Manço et Erkin Koray, c’était l’occasion pour son fondateur le bassiste Jasper Verhulst de préciser en interviews que leur démarche s’appuyait avant tout sur la réinterprétation de chansons issues du répertoire folk turc. En approfondissant sa connaissance de la scène turque des années 1970, Verhulst s’était rendu compte que beaucoup de grands morceaux de cette époque étaient déjà des reprises largement réarrangées de morceaux folk créés ou transmis par des poètes et musiciens folkloriques avant l’arrivée du rock. Retracer une partie de l’histoire de ces morceaux a pu être un moyen de mieux les emmener ailleurs.
Prenons le morceau “Cemalim”, très ancienne chanson traditionnelle de la région de Cappadoce (en Anatolie centrale) puisque des versions de différentes époques sont disponibles ce qui permet des écoutes comparées. Cette complainte amoureuse (dans laquelle une femme pleure son mari qui vient d’être assassiné) est fixée pour la première fois sur bande par le grand Refik Başaran (1907–1947), sans doute dans les années 1930 mais sous son titre original et traditionnel “Şen Olasin Ürgüp” :
Nida Tüfekçi (1929–1993) enregistre également ce morceau plusieurs fois, sous ses différents titres. En voici une version telle qu’il a pu l’interpréter dans les années 1950 et 1960 :
En 1974, l’incontournable Erkin Koray l’adapte à son tour dans son premier véritable album (Elektronik Türküler, chez Doğan Plak), souvent considéré comme l’un des chefs‑d’œuvre du rock psychédélique turc :
Enfin, Altin Gün sort sa version de “Cemalim“ en 2018 sur son premier album On :
Le principe de translation et d’adaptation d’un héritage folk dans des contextes culturels différents ainsi que les évolutions technologiques et esthétiques expliquent clairement en quoi ces quatre versions sont profondément distinctes. Et le fait que chaque morceau d’Altin Gün est basé sur un poème ancien ou une chanson traditionnelle justifie totalement la position des musiciens qui se considèrent avant tout comme « un groupe folk qui joue des standards traditionnels ». L’usage du mot « standard » reflétant bien dans ce cas la constitution d’une culture de répertoire (comme dans la musique classique européenne ou le jazz américain) qui dépasse même largement les objectifs volontaristes fixés dans les années 1920 et 1930 par Atatürk en matière de politiques culturelles.
La quasi‐totalité des titres d’Altin Gün sont des reprises de ces thèmes passés de main en main, modifiés et arrangés de mille façons pendant plusieurs décennies, témoignant ainsi de la réinvention permanente et progressive qui a accompagné le développement de ce répertoire dans le passé. Or, entre le fait qu’un groupe néerlandais fasse circuler ces morceaux avec succès dans toute l’Europe et que des artistes hip hop américains de premier plan trouvent l’inspiration dans ce répertoire, il semble que ce phénomène trouve aujourd’hui un nouvel élan à un niveau international, montrant ainsi l’exemple d’une musique issue d’un répertoire traditionnel, jamais sclérosée par le conservatisme mais au contraire dynamique et en mouvement. En un mot, vivante.