Down’, par Mélissa Guex et Clément Grin : « On est l’alcool et l’allumette »

07.12.2023

Depuis longtemps (la 7e édition en 1985), les Rencontres Trans Musicales accueillent des propositions artistiques qui associent musique et danse. Après 23 éditions au Triangle, c’est vers le Parc Expo que les regards se tournent en 2023 avec Down, un duo corps/batterie présenté par la danseuse/chorégraphe Mélissa Guex et le batteur/compositeur Clément Grin. Rencontre avec ces deux artistes passionné·es d’improvisation qui vont présenter ce « concert performatif » à six occasions pendant le festival, à raison de deux performances par soirée au Parc Expo.

Avant que vous nous parliez du concept de Down, est-ce que vous pouvez vous présenter et nous dire comment vous avez été amené·es à travailler ensemble ?

Clément Grin : « Je suis musicien professionnel, batteur et compositeur. J’évolue dans plusieurs projets basés en Suisse. Notamment dans le groupe Monument, sur le label Hummus Records. Ça fait plusieurs années aussi que je m’intéresse à d’autres disciplines artistiques, et en particulier à la danse. Avec Mélissa, on s’est rencontré l’année dernière, en été, à la terrasse d’un café. Moi, je connaissais son travail, mais de loin, et elle m’avait vu jouer à Antigel, un festival à Genève. Je pense qu’elle racontera mieux que moi notre rencontre…[rires] »

Mélissa : « Mieux, je ne sais pas… Moi, j’habite à Lausanne. J’y ai fait mes études de danse et de performance, à la Manufacture, et j’ai aussi étudié à Bruxelles. Je suis artiste associée au Théâtre Sévelin, à Lausanne, en tant que danseuse. Je travaille aussi en tant qu’interprète pour pas mal d’autres chorégraphes, et en parallèle, j’ai mon propre travail de chorégraphe et de performeuse. J’ai toujours travaillé en solo jusqu’à présent, mais j’avais aussi l’envie d’ouvrir la scène à d’autres expressions artistiques. Donc en effet, j’ai d’abord rencontré Clément quand je l’ai vu jouer dans une casse automobile. C’était dans le cadre d’une performance à Genève et moi, j’étais venue en pensant vraiment qu’avec le public, on allait pouvoir démonter les voitures. Mais j’ai été déçue parce qu’on était derrière des barrières et que les seules personnes qui démontaient les voitures, c’étaient les musiciens et une performeuse. Et je me suis dit « Waouh, j’aimerais bien être cette performeuse. » C’est là que j’ai flashé sur le jeu de Clément. J’ai trouvé qu’il dansait avec sa batterie, c’était impressionnant ! Et puis un peu plus tard, alors que je rentrais d’un grand festival, on s’est croisé à une terrasse. On ne se connaissais pas et je lui ai proposé qu’on se voit pour faire des choses ensemble. Donc il est venu à mon local pour une journée d’impro et on s’est rendu compte qu’on était deux grands fous de l’improvisation. C’est comme un dialogue qui s’est tout de suite créé entre sa batterie et mon corps. On a échangé comme ça pendant une journée, c’était vraiment phénoménal, à tel point que je me suis cassé le genou ce jour-là [rires]. Je me suis fissuré le ménisque. Je ne m’étais jamais blessée de ma vie, mais là ça a été si intense que j’ai tout oublié et que j’y ai laissé mon genou. On en a donc profité pour se connaître différemment. Clément m’a à son tour invitée dans son local et on a écouté beaucoup de musique. Il m’a fait découvrir le groupe Fugazi que je ne connaissais pas du tout et dont je suis tombée éperdument amoureuse. C’est devenu une de mes grandes références, pour leur musique mais aussi pour leur présence scénique. Et puis je suis venue derrière la batterie, on a fait pas mal d’échanges. Ensuite, j’avais comme objectif de beaucoup travailler physiquement pour être de nouveau d’attaque. Et là on nous a proposé de faire une « porte ouverte », une ouverture de studio pour montrer le début de notre travail. Donc on a bossé quatre jours ensemble et on a ouvert ces portes du studio, et à partir de là, ça a pété de tous les côtés [rires]. »

Vous avez tout de suite eu des retours encourageants ?

Mélissa : « Oui, les gens voulaient déjà programmer ce que, nous, on appelait une étape de travail, ce qui était super parce que c’était une forme brute, très simple techniquement. Avec juste une batterie, Clément et moi. Et du coup, on a pu avoir beaucoup de dates très vite, alors que la « première » dans un théâtre est prévue seulement pour mars 2024 ! Là, en ce moment, on est en répétition au Théâtre Vidy-Lausanne. Mais en fait, on a eu tout l’été pour se produire en festival, par exemple au Kilbi [Bad Bonn Kilbi], là où le directeur artistique des Trans Musicales nous a vus. On a aussi fait pas mal de scènes de festivals de danse, en Italie et en France. On a beaucoup bougé. La forme, elle, a évolué avec nous et là, on est en train de l’allonger aussi pour la suite. »

Revenons à l’origine : pouvez-vous nous parler de l’idée, du concept derrière Down ? 

Mélissa : « Je parlais souvent à Clément de la descente qui vient juste après un moment d’extase. Et puis cette expression et cette idée de « descente », je l’utilise aussi beaucoup dans mon vocabulaire quotidien pour dire que je suis en descente « post-projet » ou en descente après une tournée, ou parce que je me suis blessée. Ce moment-là m’a beaucoup intéressée, et je me suis demandée ce qu’était le rythme de la descente et pourquoi on avait peur de lâcher et de descendre ? Qu’est-ce qui nous fait continuer ? C’est comme si on avait trouvé ce qu’on appelle « la zone », l’endroit et le moment où on trouve un rythme, où on accepte de lâcher et de vraiment descendre pour entrer dans cette zone de performance, où on invite le public à danser avec ce qu’il y a en bas, dans les abysses, avec les démons. C’est ça, je crois, le concept. On m’a déjà demandé si c’est justement une proposition de ne jamais lâcher, de toujours tenir. Et je crois que c’est juste le contraire. Ce n’est vraiment pas ce truc de continuer, continuer, comme de surconsommer. Nous, notre mission pendant la performance, c’est de tenir l’espace et le son pour que les gens puissent lâcher aussi. »

Donc ça va plutôt dans le sens d’une acceptation du rythme de la vie, du fait qu’il y a des hauts et des bas ?

Mélissa : « Oui, c’est ça. Et donc d’une invitation à les embrasser plutôt que de lutter contre. Du coup, musicalement, on n’est pas que dans le down, on est aussi dans le up. Au tout début, en voyant la forme courte, pas mal de gens nous ont demandé pourquoi on n’avait pas appelé ça Up parce qu’il y a aussi quelque chose qui met en joie. Moi, je tenais vraiment à ce que ça s’appelle Down, parce que je pense que pour aller up, il faut d’abord accepter de lâcher. »

On a bien compris que la genèse de ce projet était liée à des séances d’improvisation mais maintenant que vous avez commencé à fixer certaines choses, y a‑t-il toujours un espace pour l’improvisation dans cette performance ?

Mélissa : « Le spectacle n’est bien sûr pas totalement improvisé. On travaille des grooves, un peu comme des gammes, et on a ce qu’on appelle des rendez-vous. Moi, j’ai des sortes de “physicalité” de personnages, et je les teste pour comprendre sur quel groove elles fonctionnent. Ça, c’est écrit, mais après, on adore improviser sur cette base, et c’est ça qui fait la performance, travailler avec le moment présent. C’est ce qui fait que je ne chorégraphie pas chacun de mes mouvements et que Clément n’écrit pas précisément sa musique. Mais c’est dans la relation entre la musique et la chorégraphie qu’il y a des éléments pour lesquels on s’est dit « ça, ça va ensemble, donc on le fera, quelque part, à ce moment- là ». Et puis on parle aussi de filet de sécurité. On croit à l’improvisation mais on s’est rendu compte cet été qu’avec la fatigue, ou certains contextes, il fallait quand même qu’on crée notre filet de sécurité pour pouvoir être aussi fous que Fugazi, et puis lâcher prise le moment venu. Mais pour ça, il faut faire ses gammes. »

D’ailleurs est-ce que les pratiques d’improvisation en musique et en danse sont similaires ou assez différentes ? Notamment dans le rapport à la technique ou au lâcher prise.

Clément : « Pour ce projet-là, on a assez rapidement improvisé ensemble avec Mélissa, mais on n’était pas constamment en train de se suivre, ce qui peut être un stéréotype récurrent dans la musique, par exemple dans la musique improvisée, ou même dans des projets de la danse où dès que quelqu’un fait un geste, on réagit tout de suite avec la musique. Je trouve que c’est une approche qui ne raconte pas grand-chose. Là, ce qu’on arrive à faire justement et ce qui m’a surpris moi-même parce que je n’avais pas pu expérimenter ça avant, c’est qu’on improvise, mais parfois, c’est du soutien, parce qu’elle a besoin d’un tapis, ou inversement, c’est elle qui va me faire un tapis. On improvise aussi dans l’espace. Elle, elle a un territoire à explorer, un personnage. Et au milieu de ça, je vais interagir avec son histoire, avec un type de rythme sur lequel on va improviser, mais pas en se suivant constamment. Notre relation dans l’improvisation se situe vraiment à un autre niveau. C’est assez intime et les gens le remarquent, on a beaucoup de retours là-dessus après nos performances, et c’est très encourageant parce que ça montre que c’est perceptible. »

Mélissa : « Je pense que les approches de l’improvisation, en musique et en danse, se ressemblent beaucoup. C’est aussi très technique d’improviser en danse. Ce n’est pas juste du lâcher prise. Comme je le disais, chaque matin, on se retrouve et on fait nos gammes chacun de notre côté, Clément à la batterie, moi je fais mes steps, puis on peut improviser ensemble. Je pense que c’est ça qu’on aime l’un et l’autre, c’est qu’on a des territoires différents, mais avec un vocabulaire commun. »

Clément : « Et on a aussi vraiment appris à s’écouter l’une et l’autre, dans le sens où plus on répète, plus je suis conscient de ses mouvements et de sa manière d’improviser et de raconter ses personnages. Et inversement, plus elle joue avec moi, plus elle a l’habitude d’entendre mes sons. Et à force de travailler, on arrive à improviser en ayant un déroulé dans la performance. Avec, comme Mélissa le disait avant, des rendez-vous, des personnages ainsi que des lieux dans l’espace qu’on va explorer. »

Mélissa : « Ça ne concerne pas l’impro, mais je voulais aussi dire que pour ce projet, on a vite pris le vocabulaire de la musique. Moi, j’aime bien dire qu’on va faire un gig [terme anglais signifiant “concert”], ou qu’on fait un soundcheck [le réglage du son avant un concert], mais pour le corps et la batterie, parce que c’est un vocabulaire dont je n’ai pas l’habitude. C’est pour ça que Down, j’appelle ça un “concert performatif”. Ça s’inscrit vraiment dans le domaine de la musique, avec les mêmes codes, et il y a la performance en plus. »

Concernant votre programmation aux Trans Musicales, que pensez-vous du fait de jouer au milieu de la nuit, dans un espace comme celui du Parc Expo où les publics déambulent entre les quatre scènes ?

Clément : « Personnellement, j’ai des bonnes sensations, justement parce que c’est un contexte assez particulier. Et je crois aussi qu’avec ce projet, on aime bien être un petit peu lâché·es au milieu d’une foule à 23 heures. Personne ne s’attend à ce qu’on soit là, et nous, on a le feu de Dieu et on va tout donner [rires]. Ça, c’est assez excitant et réjouissant, je trouve. Et c’est vrai que pour moi, jouer au Trans, c’était un rêve de gosse. Quand j’étais petit, je lisais plein de magazines de musique comme Noise, et je voyais bien que les Trans Musicales, c’était vraiment La Mecque. Je ne pensais jamais y jouer un jour. Et j’ajouterais que des fois, c’est même un peu plus fou de jouer dans des lieux qui ne sont pas dédiés à la danse, parce que dans les festivals de musique, les gens dansent, ils crient, ils bougent. Il y a moins cette idée de « on a acheté notre billet, on vient voir une performance, on analyse, on tousse pas trop fort, on bouge pas trop la tête, même si on a adoré ». Je pense que ça va bien marcher. Et puis, Mélissa et moi, on essaie toujours un petit peu de s’allumer” : des fois,  je suis l’alcool, et elle, l’allumette ; et des fois c’est l’inverse. Avec le public, ça peut faire un mélange explosif… »

Mélissa Guex et Clément Grin présentent Down’ dans les Halls 4 et 5 du Parc Expo du jeudi 7 au samedi 9 décembre, dans le cadre des 45es Trans Musicales.