KEXP & Les Trans : « Nous nous alignons si bien parce que nous mettons la musique au premier plan »

13.03.2024

Quel point commun peuvent bien avoir une radio américaine et un festival de musique rennais ? En un mot : la découverte. Fédérateur, ce goût en commun pour le défrichage musical réunit, depuis presque huit ans, les Rencontres Trans Musicales et la plus que cinquantenaire station KEXP, basée à Seattle. Au départ fondé par quatre étudiants, le média public peut aujourd’hui se targuer d’une audience mondiale et d’une brillante réputation. En plus de ses diffusions FM quotidiennes, les performances live diffusées sur sa chaîne YouTube atteignent en effet chaque semaine plus d’1,6 millions de spectateur·rices. Parmi ces vidéos, des live d’artistes programmé·es aux Trans Musicales enregistrés, chaque année, pendant le festival. Chris Kellogg, responsable de la programmation chez KEXP, revient pour nous sur ce partenariat d’exception.

Chris Kellogg pendant le tournage de la session live de Trad.Attack!, en 2016. © Alexis Janicot

La collaboration entre Les Trans et KEXP a commencé en 2016. Pourriez-vous revenir sur les origines de ce partenariat ?

Chris Kellogg : « À l’époque à KEXP, nous connaissions les Trans Musicales, mais tout le crédit revient à Jérémy Méléard [ancien attaché de presse des Rencontres Trans Musicales], qui a pris l’initiative de nous contacter. En gros, il nous a dit “On devrait essayer de faire quelque chose ensemble !”, et j’ai rapidement accepté.

« Les Trans Musicales s’alignent si bien avec KEXP parce qu’elles mettent la musique au premier plan : c’est une valeur que nous partageons »

J’entretiens probablement avec Gwenola Le Bris [secrétaire générale de l’Association Trans Musicales] la plus importante de mes relations professionnelles. Au fil des années, les personnes avec qui nous travaillons aux Trans Musicales sont devenues des ami·es. Il y a même des bénévoles avec qui j’ai sympathisé et que j’ai plaisir à retrouver, année après année. C’est très amusant de développer ces amitiés, et elles font partie de ce qui rend les Trans Musicales spéciales. C’est aussi ce qui fait qu’on travaille tous très bien ensemble, et que je voudrais que cela ne s’arrête jamais ! Mais avant tout, il ne faut pas oublier que le festival a une formidable réputation, et est connu pour sa passionnante programmation. Il s’aligne si bien avec KEXP parce qu’il met la musique au premier plan, et je pense que c’est une valeur que nous partageons. »

Vous parlez de valeurs communes : quelles similarités partagent KEXP et Les Trans, plus précisément ?

« À KEXP, on aime dire que toute bonne musique mérite d’être entendue. Peu importe où elle est créée, peu importe les ressources des artistes qui l’imaginent, peu importe si un label ou un tourneur est impliqué dans sa production ou non. C’est d’abord la musique qui compte, peu importe d’où elle vient.

« Les festivalier·ères vont aux Trans les yeux fermés, en présumant que la musique va être super, même s’ils et elles n’ont jamais entendu parler de ce qu’ils et elles vont voir : cette confiance avec les auditeur·rices, c’est exactement ce que nous recherchons »

Nous voulons avant tout que le public entre en connexion avec les artistes, et ça nous plait beaucoup d’être ce ‘’connecteur’’. C’est exactement ce que je ressens quand je suis au Parc Expo, entouré de ces milliers de personnes qui sont là pour des artistes qui, pour beaucoup, n’ont jamais joué en France – ou certainement pas devant une telle audience. Tous ces gens sont venu·es parce qu’ils et elles ont confiance dans le festival, et en Jean-Louis Brossard [directeur artistique et co-fondateur des Rencontres Trans Musicales]. Les festivalier·ères vont aux Trans les yeux fermés, en présumant que la musique va être super, même s’ils et elles n’ont jamais entendu parler de ce qu’ils et elles vont voir. C’est exactement ce qu’on recherche, nous aussi : cette confiance avec nos auditeur·rices. Les gens ont confiance en KEXP et même s’ils et elles n’aiment pas une des choses que nous proposons, ce sera sûrement le cas lors de leur prochaine écoute. Construire cette confiance dans le temps est un travail qu’on ne peut pas acheter. On doit la gagner. J’aime penser qu’une des similarités entre les Trans Musicales et KEXP réside dans cette confiance avec nos publics respectifs, rendue possible par notre vision unique de la musique. »

En 2023, vous avez sélectionné 14 artistes de la programmation des 45es Rencontres Trans Musicales, sur une affiche de 80 noms. Comment faites-vous votre choix ? 

« C’est un travail très collaboratif. Dès qu’un·e artiste est confirmé·e, Gwenola Le Bris nous envoie leurs noms. Morgan Chosnyk, qui est DJ et directrice à KEXP, Jim Beckman, notre responsable des vidéos et des performances live, et moi-même, écoutons chaque groupe de cette liste. Nous mettons ensuite en place un système de notation et, individuellement, nous plaçons les artistes sur cette échelle. Ensuite, nous mettons nos notations en commun, et nous en discutons. Nous expliquons pourquoi telle chose nous plaît, pourquoi une autre n’est pas parvenue à nous séduire, et nous finissons par établir un classement des artistes avec lesquel·les nous espérons enregistrer une session. Nous faisons toujours très attention aux styles et aux line up, en essayant d’être le plus diversifié possible, notamment en ce qui concerne les origines culturelles des groupes. Nous nous assurons aussi de ne pas sélectionner des formations qui ont toutes le même style. On parle quand même des Trans Musicales, donc c’est assez facile car il y a toujours une variété importante de styles : cela n’a jamais vraiment été un défi de ne pas se retrouver avec, disons, dix groupes de rock. »

Concrètement, comment se passe une session KEXP enregistrée aux Trans Musicales ?

« Tout comme dans nos studios, nous essayons de trouver un équilibre : nous ne voulons pas qu’un·e artiste se sente pressé·e, et nous n’aspirons pas à ce que les choses soient parfaites. Parfois d’ailleurs, les imperfections font tout : elles rendent les choses vivantes, et uniques. Ces sessions ne sont pas des enregistrements en studio, c’est différent. Habituellement, nous avons une fenêtre de trois heures par session. Les artistes viennent avec leurs instruments et de notre côté, nous connaissons tous les détails techniques dont ils et elles ont besoin, donc nous essayons d’être aussi préparé·es que possible à leur arrivée. Avant tout, nous nous présentons : nous voulons qu’ils et elles sachent qui nous sommes, pour qu’ils et elles se sentent le plus confortable possible.

« Notre priorité est de créer un espace chaleureux et accueillant pour les artistes : c’est ce qui influencera tout le reste de la session »

Souvent, les groupes nous confient qu’ils ressentent beaucoup de stress, donc nous essayons de les détendre en leur offrant un accueil amical. Une fois que tout leur matériel est mis en place, nous les invitons à jouer quelques morceaux pour que notre ingénieur du son et nos vidéastes configurent l’enregistrement au mieux. Et ensuite, on enregistre le set, idéalement en une seule prise. Parfois cela fonctionne, d’autres fois non. Si quelqu’un fait une erreur, on recommence. Et ce n’est pas grave, tant que nous avons le temps ! Nous essayons de ne pas trop faire durer les sessions parce que nous recevons trois artistes par jour, donc le planning est plutôt serré. Mais notre priorité est avant tout de créer un espace chaleureux et accueillant pour les artistes. C’est ce qui influencera tout le reste de la session. Nous nous sommes rendu·es dans différents sites rennais au fil des années, des supers endroits souvent très originaux, qui permettent de montrer un peu la ville et son histoire. »

C’est une histoire et une culture auxquelles vous avez fini par vous attacher ?

« Notre équipe adore venir en France et, personnellement – c’est difficile d’expliquer pourquoi – je suis très attiré par la culture française. Il se trouve que j’ai une ascendance française. J’aime penser que mes origines françaises, même si elles sont très anciennes, ont trouvé des racines à Rennes. Rennes est très accueillante et la vieille ville, la place Sainte-Anne, c’est incroyable. Nous venons des États-Unis, nous n’avons pas de bâtiments aussi vieux ! Il y a une telle beauté dans cette histoire et dans la façon dont elle est préservée… C’est fascinant. Tout ce que j’ai vécu à Rennes a été positif : les rencontres, la nourriture… Et il faut dire que quand nous ne travaillons pas, nous adorons manger ! (rires) Il n’y a pas de meilleure nourriture au monde que la cuisine française ! C’est très amusant d’explorer la ville, de se lier d’amitié avec certains de restaurateurs·rices locaux·ales. C’est une grande joie parce que pour moi, partager de la musique fait entièrement partie de ce que l’on pourrait qualifier d’un échange culturel, et c’est la même chose pour la nourriture : partager des repas est une autre façon très puissante de découvrir et de partager une culture. »

Tournage de la session live de The Madcaps dans le Grand Salon de la Mairie de Rennes, en 2016. © Marion Bornaz

Venir à Rennes, c’est aussi un moyen d’entrer en contact avec des artistes qui ne pourraient pas se déplacer jusqu’aux États-Unis ?

« Absolument. Une de nos principales préoccupations, depuis toutes ces années, est d’admettre que nous devons aller vers la musique. C’est très sympa d’être dans notre studio, où nous avons tout le confort dont nous avons besoin, où tout est très familier. Mais il faut que nous nous rappelions que certain·es artistes ne peuvent pas se rendre aux États-Unis, à cause de la distance ou des prix astronomiques des visas. Une des choses que nous avons réellement appris à apprécier au fil du temps, c’est notamment la possibilité de travailler avec des artistes qui viennent d’Afrique. Sinon, nous ne le ferions pas ! C’est très compliqué pour ces groupes de venir aux États-Unis, c’est beaucoup plus loin que Rennes.

« Une de nos principales préoccupations est d’admettre que nous devons aller vers la musique »

C’est incroyable d’avoir pu travailler avec des artistes venus du monde entier. Il faut ajouter que bien avant ce partenariat, nous avons également toujours aimé ce qu’il se passe en France musicalement. La scène française est très diversifiée dans les styles et les sons qu’elle propose. Quelques-unes de mes sessions préférées sont celles que nous avons tournées avec des groupes français, comme Grand Parc ou Barbagallo… C’était vraiment fantastique. »

Avez-vous des expériences comparables avec d’autres festivals ? 

« En ce moment, nous ne nous déplaçons dans aucun autre festival en France, et je ne crois pas que nous l’ayons déjà fait. Nous avons eu des partenariats avec plusieurs festivals, dans différentes parties du monde (avec le Iceland Airwaves en Islande, le Viva Latino au Mexique, le Spot au Danemark, l’Eurosonic Noorderslag aux Pays-Bas, le Off Festival en Pologne…).

« Les Trans Musicales sont un festival de premier ordre en ce qui concerne l’émergence, et c’est là que nous voulons continuer de revenir »

Il y a d’autres supers festivals en Europe et dans le monde qui fonctionnent comme des vitrines, mais je ne pense pas qu’ils correspondent tout à fait à ce que font les Trans Musicales. Il faut aussi penser au fait que le temps nous est compté entre les moments où nous devons réaliser des sessions dans notre studio, et les moments où nous pouvons en sortir, donc nous devons prioriser nos déplacements, et nous ne pouvons pas aller partout. Les Trans Musicales sont un festival de premier ordre en ce qui concerne l’émergence, et c’est là que nous voulons continuer de revenir : cela reste notre priorité annuelle. »

En parlant d’émergence, il faut dire que c’est un créneau de plus en plus investi par les réseaux sociaux, comme TikTok, que les jeunes générations utilisent de plus en plus pour connaître de nouveaux·elles artistes. Quel est votre point de vue, en tant que ‘’vieux’’ média, sur ces nouvelles technologies basées sur des algorithmes et, bientôt, sur l’intelligence artificielle ?

« On ne peut pas remplacer les humains. En ce qui concerne la musique et l’art, l’expérience humaine est essentielle. Peut-être qu’un jour, l’intelligence artificielle sera assez puissante pour programmer de la musique qui correspond aux envies des humain·es… Mais j’en doute. Non seulement nous avons besoin des humain·es pour programmer, mais aussi pour fournir un contexte, parler de la musique et de relations entre un morceau et un autre, un·e artiste et un·e autre, ou tout simplement pour expliquer en quoi une musique peut être liée à l’actualité du monde au moment où elle est créée. De mon point de vue, KEXP continue de montrer à quel point il est important que des humain·es soient au centre de la programmation musicale, à la fois comme un art et comme un connecteur. »

Et en ce qui concerne votre audience qui, elle, se connecte à YouTube, comment accueille-t-elle les sessions Trans Musicales ?

« Sur notre chaîne YouTube, les sessions Trans Musicales enregistrent souvent des performances supérieures à la moyenne, en termes de vues. Nous continuons de recevoir des commentaires positifs, massivement. Notre audience s’attend à écouter des choses qu’elle ne connaît pas, ou auxquelles elle ne s’attend pas. C’est pour cela que la majorité des commentaires reçus sur les sessions aux Trans Musicales sont positifs. Des gens nous écrivent constamment des choses comme ‘’Wow, je n’avais jamais entendu parler de cet·te artiste, je veux en savoir plus sur lui ou elle’’. Cela nous laisse penser que nous faisons du bon boulot, que nous avons atteint notre but… et c’est très gratifiant pour tout le monde. »

Photos : Marion Bornaz, Alexis Janicot & Élodie Le Gall