[Long format] Des musiques traditionnelles aux musiques amplifiées

28.01.2025

Le développement combiné de la mondialisation et de l’électrification (ainsi que les inventions qui l’ont suivie, comme l’amplification et l’enregistrement sonore) a eu des conséquences décisives sur la création musicale tout au long du XXe siècle. Au-delà du phénomène de la pop music (dans son sens le plus large) et du développement exponentiel du nombre de styles musicaux, un large pan de la création contemporaine s’est développé sur les fondations qu’ont constitué les musiques traditionnelles aux origines géographiques et culturelles très localisées. Dans le texte qui suit, le conférencier Jérôme Rousseaux (également connu en tant qu’artiste sous le nom Ignatus) propose une analyse de ce phénomène et livre une typologie des translations entre musiques traditionnelles et musiques amplifiées.

Conférence créée le samedi 7 décembre 2024 aux Champs Libres dans le cadre des 46es Rencontres Trans Musicales, suivie d’un concert de The Zawose Queens.

Par Jérôme Rousseaux

Depuis de nombreuses années maintenant, Les Rencontres Trans Musicales accueillent des artistes dont les créations, nouvelles et parfois hybrides, se nourrissent de musiques traditionnelles issues de leurs origines culturelles. Quelles ont été leurs démarches, dans quels contextes, dans quels buts ? C’est ce que nous tenterons de comprendre à travers un certain nombre d’exemples, et notamment celui du groupe tanzanien The Zawose Queens dont la musique se nourrit abondamment de ses racines wagogos.

Musiques traditionnelles et musiques amplifiées

Musiques traditionnelles” est une dénomination dont le champ peut varier d’une source à l’autre. Elle désigne généralement des musiques liées à une zone géographique, à une culture spécifique, à un folklore ou à une religion voire une croyance.

En voici les principales caractéristiques :

- ce sont en général des musiques aux racines profondes qui se sont transmises oralement de génération en génération ;

- elles sont liées à la pratique d’instruments spécifiques, souvent fabriqués localement ;

- elles ont une fonction sociale car elles sont jouées lors de cérémonies, de fêtes, d’évènements, ou dans des moments de la vie quotidienne ;

- dans leur contexte d’origine, leur accès est libre et gratuit.

Au sein des musiques traditionnelles, on peut distinguer celles qui sont liées à des rituels religieux de celles qui sont associées à des rituels profanes.

Les musiques en lien avec des rituels religieux sont interprétées à l’occasion de cérémonies, soit à l’intérieur d’un édifice consacré, soit en extérieur. Elles peuvent être chantées ou jouées dans le cadre d’un culte régulier, ou bien accompagner des célébrations au cours desquelles, par exemple, une divinité est invoquée pour conjurer un événement funeste. Par exemple, les rituels agricoles qui s’adressent aux puissances divines pour obtenir la pluie (tradition universelle), le chant grégorien (chant liturgique chrétien, Europe), le qawwalî (musique soufi, islam, Inde et Pakistan)…

Les musiques liées à des rituels profanes peuvent être pratiquées dans des lieux très divers selon les circonstances : dans un champ, dans une forêt, sur une place de village, dans une grange, à l’intérieur d’une habitation… Elles peuvent servir à danser, à souder la communauté, à passer le temps agréablement, à évoquer l’histoire, les traditions et les légendes, à se donner du courage dans le cadre de travaux pénibles… Par exemple, la veillée où plusieurs familles se réunissent chez l’une d’elles pour chanter ou conter (tradition universelle), les chants de gorge et de rire des Inuits (régions arctiques), le salon de musique ou maqâm (monde arabe), le griot qui va évoquer des moments d’histoire mais aussi écouter les doléances et régler les conflits (Afrique de l’Ouest)…

Chants de gorge et jeu musical inuit

Parfois, les deux types de musiques se côtoient, comme lors d’un mariage ou d’un enterrement. Le qawwalî, tradition musicale qui s’est fait connaître en Occident par la voix de Nusrat Fateh Ali Khan, mélange des chants de dévotion à Allah et des poèmes célébrant le vin et l’amour.

Nusrat Fateh Ali Khan — Mustt Mustt (Live at WOMAD, Yokohama, Japon, 1992)

D’autres fois, les deux musiques s’opposent, les musiques profanes pouvant être vues comme des moyens de dépravation par les religieux comme cela a pu être le cas en Irlande ou dans la péninsule Arabique.

Le XXe siècle a vu se développer la pratique, la transmission et l’écoute des musiques populaires. Des voix chantées et des instruments acoustiques joués dans de petites salles, on passe à des salles de plus en plus grandes grâce à l’amplification. De plus en plus de musiciens se professionnalisent et grâce au développement des techniques d’enregistrement, de la radio, du disque et des moyens de transport, la musique devient un marché international aux enjeux financiers importants. Parallèlement, alors qu’en musique traditionnelle il est rare que le nom d’un interprète soit mis en avant, ce sera régulièrement le cas avec les musiques amplifiées. Le nom de Nusrat Fateh Ali Khan est bien plus connu que celui de l’art qu’il pratique, le qawwalî. Le terme “musiques amplifiées” couvre ici toutes les musiques qui utilisent l’électricité pour être enregistrées ou diffusées publiquement, ce qui inclut par exemple le rock, le rap, les musiques électroniques… même s’il perdure quelques rares cas de concerts strictement acoustiques par exemple en chanson ou en jazz.

Bien entendu, nous évoquerons ici principalement des musiques ayant des racines traditionnelles, des musiques souvent désignées sous l’appellation “musiques du monde” ou “world music” depuis les années 1980, termes usuels mais insatisfaisants car liés à une vision occidentalo-centrée, toutes les musiques venant du monde !

 

Les différentes formes de transferts

La translation d’une musique traditionnelle en une musique amplifiée peut prendre de nombreuses formes. En voici cinq souvent rencontrées.

  • Les mêmes instruments, les mêmes musiques, ré-enregistrées en studio par des musiciens issus de la communauté et rejoués en concert en dehors de leur contexte social d’origine

Ce sera la forme la plus proche d’une musique traditionnelle. Ici l’électricité ne sert qu’à enregistrer en studio les instruments acoustiques, et à diffuser en concert à un large public la performance des musiciens. Les Tambours du Burundi ont été reconnus “Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité” par l’UNESCO en 2014. Cette tradition jadis transmise de père en fils était sacrée et réservée aux seuls ritualistes. Les tambours n’étaient alors battus qu’à une seule période de l’année en hommage au roi et étaient considérés comme des vecteurs d’expression des volontés divines. Avec des habits colorés et une présence corporelle forte, la pratique des percussions est devenue festive et les Maîtres-Tambours ont commencé à faire des concerts sur toutes les scènes du monde à partir des années 1970.

Danse du tambour, Burundi

  • Les mêmes instruments, les mêmes musiques, mais avec des ajouts d’instruments et d’arrangements contemporains

Des musiciens occidentaux ont travaillé à partir d’enregistrements de musiques traditionnelles réalisés “sur le terrain” (souvent des voix), pour ensuite les arranger avec des instruments modernes.

On peut citer :

- Deep Forest, un duo français qui remporte un premier succès avec un habillage électronique de chants pygmées et des îles Salomon dès 1992. Ils diversifient ensuite leurs sources et remportent un Grammy Award du “Meilleur Album de Musique du Monde” en 1995.

- Quelques années plus tôt, en 1981, le Britannique Brian Eno et l’Anglo-Américain David Byrne (leader du groupe Talking Heads) se lancent dans l’aventure de My Life in the Bush of Ghosts. Ils enregistrent alors des voix, notamment via des radios ondes courtes (chants libanais ou égyptiens, prêches, appels à la prière…), et les “habillent” avec des arrangements à la fois expérimentaux et funk.

David Byrne & Brian Eno — Qu’ran (1981). Titre retiré de l’album lors de ses rééditions, suite à une plainte de l’Islamic Council of Great Britain, considérant cet usage de récits coraniques comme un blasphème.

Si ce dernier album reste encore aujourd’hui une référence pour les amateurs d’échantillonnages et de musiques aventureuses, il a posé comme les autres des questions embarrassantes de droits (absence d’autorisation et de rémunération des interprètes, problèmes de droits d’auteurs…) et a vu s’affronter deux points de vue différents : le fait que cela fait découvrir ces musiques et ces cultures à un large public, face au manque de légitimité des musicien·nes non issu·es de cultures qu’iels exploitent.

Dans tous ces exemples, c’est l’ensemble d’une performance qui est ré-arrangé, mais il arrive aussi que ce soient des extraits qui soient utilisés. Penchons-nous par exemple sur le cas de Nicolas Repac. Ce musicien électronique français s’est fait connaître par son travail d’échantillonnage de vieux disques de jazz. En 2015 il rencontre Charles Duvelle, co-fondateur en 1960 avec Pierre Schaeffer du mythique label discographique Ocora de Radio France, puis en 1998 de la collection Prophet également consacrée à la captation de musiques traditionnelles. Charles Duvelle lui donne alors accès à une extraordinaire banque de sons à partir de laquelle il produira notamment l’album Rhapsodic en 2021, où vont se croiser pulsations et vibrations du monde entier.

Nicolas Repac – Ethnicolor (2021)

  • Une inspiration forte des musiques traditionnelles par des auteur·ices-compositeur·rices appartenant à la communauté dont ces musiques sont issues

Ce cas de figure peut s’appliquer à de nombreux·ses artistes référent·es dans les musiques actuelles mondialisées d’influences traditionnelles. Cheikha Remitti (ou simplement Rimitti) est une auteure-compositrice-interprète algérienne qui a puisé dès les années 1940 son inspiration du chant rural de son enfance pour l’emmener vers ce qui allait devenir le raï ; c’est une figure très respectée dans tout le Maghreb.

Cheikha Rimitti – J’en ai marre (2006, live au Satellit Café, Paris)

Quant à Sahra Halgan, réfugiée politique du Somaliland, jeune pays qui a autoproclamé son indépendance en 1991 mais qui n’est toujours pas reconnu par la communauté internationale, elle est la porte-parole de son peuple. On a pu la voir aux Trans Musicales en 2019, entourée de musiciens lyonnais qui accompagnaient ses compositions. Si certains titres évoquent l’ethio-jazz, ses partenaires n’hésitent pas à apporter leurs propres couleurs avec des arrangements rock ou pop, comme sur son dernier album sorti en mars 2024, Hiddo dhawr. Notons que The Zawose Queens entrent dans cette catégorie.

Sahra Halgan – Sharaf (2024)

  • La présence d’un ou plusieurs instruments traditionnels, éventuellement électrifiés, dans une musique actuelle

Dès les années 1960, des groupes pop occidentaux se tournent vers les instruments de certaines musiques traditionnelles pour chercher de nouvelles sources d’inspiration. C’est ainsi que Brian Jones, membre fondateur des Rolling Stones, joue du sitar sur Paint It Black, du marimba sur Under My Thumb et, ici et là, de l’accordéon ou des tablas. Chez les Beatles, George Harrison se prend de passion pour la musique et la philosophie indienne et met le sitar à l’honneur comme sur le titre Within You Without You.

The Rolling Stones — Paint It Black (1966)

À l’inverse, dans les années 1960 et 1970, la pop influence de nombreuses formations à travers le monde qui s’équipent de guitares électriques, de batteries et autres claviers, créant ainsi de nombreuses formes de fusions. Le succès du phénomène “Musique du Monde” poussera plus tard des musicien·nes non occidentaux·ales à reprendre des instruments traditionnels, mais dans une approche musicale contemporaine. Le guinéen Mory Kanté, surnommé “le griot électrique”, aura par exemple beaucoup de succès dans les années 1980 avec sa kora dynamisée par le son des machines. En Bretagne, Kristen Noguès sera une des premières à électrifier la harpe et à la sortir de son héritage celtique pour l’emmener vers le jazz et les musiques d’avant-garde.

Kristen Noguès et Popof Chevalier — Improvisation (date incertaine)

Les Trans Musicales ont régulièrement accueilli des artistes qui correspondent à cette forme de transfert, et plusieurs d’entre eux venaient d’Extrême-Orient.

Dans une ambiance post-rock, les Coréens de Jambinai ont impressionné le public du festival en 2014 avec un geomungo (instrument de la famille des cithares datant du 4e siècle) et un haegum (sorte de violon à deux cordes, créé il y a environ mille ans), tous deux électrifiés.

Jambinai — Times of Extinction (Live aux Trans Musicales 2014)

Les Aïnous, peuple autochtone du nord du Japon, ont subi pendant des siècles l’oppression du pouvoir central jusqu’à l’assimilation forcée et la quasi-extinction. Le groupe Oki Dub Ainu Band s’appuie non seulement sur des instruments séculaires, mais aussi sur leur langue qui avait presque disparu, et sur des traditions orales ancestrales.

Oki Dub Ainu Band — Ankisma Kaa Ka (Live aux Trans Musicales 2017)

Évoquons enfin Mitsune, un ensemble fondé par des Japonaises, basé à Berlin et programmé aux Trans Musicales 2024, qui compte dans ses rangs trois joueuses de shaminsen, un instrument traditionnel japonais aux cordes pincées historiquement associé aux musiciens aveugles et itinérants.

Mitsune — Kaigara Bushi (2022)

  • L’adaptation partielle de musiques traditionnelles sur des instruments contemporains 

Un cas de figure rencontré fréquemment ces dernières années, et que l’on croise notamment aux Trans Musicales, est celui de la programmation de rythmes traditionnels sur des machines, comme avec les Def MaMa Def qui déclarent : “tout était sous nos pieds, dans notre culture traditionnelle, dans les percussions sénégalaises, si riches et diverses”. On retrouve cette tendance en Afrique sous les termes afro-electro, afro-house, afro-pop, afro-futurisme, avec des projets comme ceux de Ibaaku, Asna, Jojo Abot ou Guiss Guiss Bou Bess.

Def MaMa Def – Kalanakh (2023)

Mais l’apport de la tradition peut se faire aussi via les mélodies, qu’elles soient jouées ou chantées. Aux Trans Musicales 2024, on relève deux projets de ce type :

- Enji, une chanteuse mongole qui s’inspire des airs qu’elle entendait dans la yourte de son enfance. Les trois musiciens qui l’accompagnent sur son dernier album, un Mongol, un Américain et un Allemand, contribuent à donner à ses morceaux une élégante couleur jazz ;

Enji (Live at Reeperbahn Festival 2024)

- Rahman Mammadli, un guitariste électrique né dans le Haut-Karabagh (dans le Caucase du Sud), qui reprend le style mugham d’Azerbaïdjan, une musique classique de la région fondée sur une grande liberté d’improvisation, qu’il utilise d’ailleurs, en n’hésitant pas à saturer le son de son instrument. Mammadli joue aussi du tar, un luth proche du saz.

Rahman Mammadli — Gitarada ifa

Bien entendu, les catégories proposées ici ont des frontières poreuses. Comme dans toutes les esthétiques, il arrive souvent que les artistes commencent leur carrière en reprenant un répertoire avant de créer leur propre musique dans un second temps. Il est possible également de voir se côtoyer différentes influences traditionnelles dans un même répertoire. Par exemple aux Trans Musicales 2014, on a pu entendre un groupe comme DakhaBrakha qui mêle des airs folkloriques de différentes régions d’Ukraine dont ses musicien·nes sont issu·es, avec des genres d’autres régions du monde (Inde, Afrique, Moyen-Orient…).

DakhaBrakha — Yahudky (Live aux Trans Musicales 2013)

 

La langue et l’image

La question de la langue

Le choix de la langue est primordial pour les artistes jouant une musique issue d’une culture spécifique ou d’une ethnie minoritaire. Chanter dans un dialecte ou une langue régionale est certainement un moyen de revendiquer son ancrage local, de parler au public de la région concernée et même d’offrir une touche “d’exotisme” aux autres. Youssou N’Dour a rencontré le succès en s’appuyant sur plusieurs langues : d’abord en wolof, la langue qu’il privilégiait pour ses productions locales, puis en français et en anglais quand sa carrière est devenue internationale. C’est une démarche logique pour un artiste cherchant à élargir son public et à se “mondialiser”. Néanmoins, un artiste se revendiquant proche de ses racines et de ses traditions préfèrera souvent chanter dans sa langue d’origine. Nous avons précédemment mentionné Enji pour qui chanter dans sa langue maternelle était naturel et évident ; mais pour des oreilles non mongoles, l’utilisation de cette langue renforce la singularité de son chant.

Aux Trans Musicales 2024, trois artistes proposaient des approches originales et comparables dans l’utilisation de langues régionales au cœur d’ambiances musicales électroniques, minimalistes et délicates :

-Verde Prato, le projet d’Ana Arsuaga, chanteuse du pays basque espagnol. Elle a déjà publié deux albums et deux EPs, dont un de reprises où se côtoient notamment un chant traditionnel et un titre de Kortatu, le groupe punk basque des années quatre-vingt des frères Muguruza ;

Verde Prato – Zu Atrapatu Arte (2022, reprise de Kortatu)

-Basée sur l’île d’Ouessant, Quinquis chante principalement en breton, mais aussi en gallois. Avec des ambiances crépusculaires s’appuyant sur des synthétiseurs modulaires, son approche personnelle de la culture bretonne entraîne l’auditeur·ice dans des textures tout à fait particulières ;

Quinquis – Tres (2022)

-Enfin, Daniela Pes, une artiste multi-instrumentiste italienne originaire du nord-est de la Sardaigne, chante dans une langue hybride où se mêlent des mots de gallurais (un dialecte issu du corse méridional strictement distinct du sarde), d’italien archaïque et de termes inventés. Ses mélodies s’inspirent des musiques traditionnelles locales mais les arrangements, même si on y trouve des samples de vielle à roue, sont résolument modernes. Tout concourt à la création d’une atmosphère insolite et fascinante, à laquelle participe même la graphie des textes :

ka ˈseɾa viˈde miˈɾɛzaˈ

ali ki amˈmjeɾi

ˈuna ˈseɾa ki ˈvade ˈɾeza

ˈnaʃʃi ˈvia ˈnaʃʃi ˈvia

(extrait de Illa Sera, album Spira, 2023).

Daniela Pes – Carme (2023)

La question de l’image

Se revendiquer de ses racines est souvent considéré comme un gage d’authenticité. Cette recherche d’une “pureté” un peu mythifiée nous rapprocherait ainsi d’une musique “première”… Voici par exemple ce qu’affirmait en 2024 au quotidien Le Monde l’artiste malien Pédro Kouyaté, à propos de son album Following sorti la même année : “Comme les Égyptiens qui jouaient dans les temples, c’est une spiritualité ancestrale que je veux retrouver ici”. Following n’est pourtant pas un album de musique traditionnelle, mais bien un album que l’on pourrait qualifier de “typiquement hybride” : instruments traditionnels et modernes, langues africaines et européennes, invités prestigieux (Arthur H, Oxmo Puccino, Erik Truffaz…). Toutefois, revendiquer cette filiation donne un éclairage utile sur ses intentions.

Pédro Kouyaté featuring Erik Truffaz – Sage-Femme (2024)

Pour les artistes, le choix des vêtements, des coiffures, du maquillage ou des ornements a une grande importance. De même que le cadre où sont prises les photos des pochettes d’albums ainsi que les lieux où sont tournés les clips vidéo. Les joueuses de shamisen de Mitsune se présentent généralement dans de très beaux kimonos. Les membres de DakhaBrakha portent de magnifiques et imposants manteaux et coiffes qui emmènent immédiatement le spectateur dans les grandes forêts froides d’Ukraine. Par ailleurs, les artistes afro-futuristes comme Guiss Guiss Bou Bess ou Def MaMa Def vont volontiers utiliser des tissus africains mais dans des coupes contemporaines originales, incarnant ainsi visuellement leur métissage artistique.

Mitsune aux 46es Trans Musicales, le 7 décembre 2024 au Hall 8 du Parc Expo (photographie © Nico M)

The Zawose Queens et les traditions wagogos

The Zawose Queens jouent des compositions inspirées par la tradition musicale rituelle et dansante du peuple wagogo, qui habite la région aride et vallonnée de Dodoma, au centre de la Tanzanie. Ce peuple bantou, constitué principalement d’agriculteurs et d’éleveurs, est réputé pour ses polyphonies vocales ancestrales, ses répertoires instrumentaux et ses danses. Une des particularités les plus frappantes de la musique wagogo est qu’un type de tambour, le muheme, est réservé aux femmes.

Exemple d’utilisation du tambour muheme dans la musique wagogo, par le Nyati group (Tanzanie).

Pendo Zawose et sa nièce Leah Zawose constituent The Zawose Queens. C’est le père de Pendo, Hukwe Zawose, qui a fait connaître la musique wagogo à l’international. Entre 1996 et 2002, il publie trois albums sur le label de Peter Gabriel, Real World Records, et fait deux tournées mondiales. Forte personnalité, c’est un musicien strict et conservateur. Dans les années précédant sa mort en 2003, il fonde à Bagamoyo une école de musique que la plupart de ses dix-sept enfants ont fréquenté.

Hukwe Zawose et son neveu Charles Zawoze au festival WOMAD, Reading, Royaume-Uni, 2000.

Ce n’est donc pas un hasard si le premier album des Zawose Queens (Maisha, 2024) est sorti lui aussi chez Real World Records. Avec ce label, Peter Gabriel a créé une formidable rampe de lancement pour les musiques du monde entier, partiellement ou totalement traditionnelles. En s’appuyant sur sa renommée et en ouvrant les portes de son magnifique studio de la petite ville de Box, près de Bath, dans le sud-ouest de l’Angleterre, il a permis à de nombreux·ses artistes souvent totalement inconnu·es du grand public de développer leur art et leur notoriété, des artistes comme Nusrat Fateh Ali Khan (Pakistan), Farafina (Burkina Faso) ou plus récemment Les Amazones d’Afrique (groupe de neuf chanteuses maliennes).

Essayons maintenant de relever précisément les points communs et les différences entre la musique des Zawose Queens et la musique traditionnelle wagogo.

  • Similitudes entre la musique traditionnelle wagogo et la musique des Zawose Queens.

Instrumentarium

Pendo et Leah Zawose jouent de nombreux instruments traditionnels :

- le illimba (appelé également mbira, kalimba, sanza selon les régions d’Afrique, et surnommé aussi “piano à pouces”) est constitué de lamelles métalliques posées sur une caisse de résonance, généralement en bois creusé et qui était très utilisé par Hukwe Zawose ;

- le kayamb est un instrument de percussion qui, comme un grand maraca plat, fonctionne par secouement, grâce à des graines enfermées dans un cadre en bois et des tiges de cannes à sucre ; il est très lié à la musique réunionnaise appelée maloya, mais a été amené à la Réunion par des esclaves originaires du sud-est de l’Afrique ;

- le ngoma est un long tambour d’Afrique centrale ;

- le muheme est un tambour en forme de sablier traditionnellement réservé aux femmes ;

- le chizeze, izeze ou zeze est un cordophone à une, deux ou quatre cordes, joué avec un archet à la forme d’arc ;

- autres instruments : les cloches (petits grelots attachés aux chevilles notamment), le marimba…

Exemple de musique wagogo avec plusieurs joueurs d’izeze, dont un au premier plan (Tanzanie).

 

Rythmes et harmonies

La polyphonie (superposition de différentes mélodies) et la polyrythmie (superposition de différents rythmes) sont des pratiques communes à l’ensemble des pays de l’Afrique subsaharienne. Les polyphonies wagogos ont des particularités que l’on retrouve chez les Zawose Queens : notamment la présence de deux voix féminines avec des harmonies vocales parallèles à la quarte ou la 7e diminuée. On peut donc entendre Pendo et Leah chanter la même ligne mélodique avec parfois cet écart de cinq ou dix demi-tons (comme entre le do et le fa, le do et le si bémol) auxquels les oreilles occidentales ne sont pas habituées.

  • Différences entre la musique traditionnelle wagogo et la musique des Zawose Queens.

Petit à petit, partout en Afrique, des instruments réservés à des rites animistes vont être utilisés dans des cadres festifs ou de loisirs, et des instruments réservés aux hommes vont être joués par des femmes — quoique cette dernière évolution soit plus récente. Chez les Kongos par exemple (Afrique Centrale), la sanza (illimba en Tanzanie) est un instrument qui sert depuis longtemps à la fois aux rituels et aux divertissements, mais dans des versions différentes et avec des accordages distincts. Interdits par les prêtres au début de la colonisation à la fin du XIXème, ils sont de nouveau autorisés dans les années 1920 à condition qu’ils respectent un accordage occidental diatonique. Il faut attendre les années 1980 pour que les femmes s’en emparent, la sanza étant à l’origine un instrument réservé aux hommes. Chez les Zawose, “nous n’avons jamais été autorisées à chanter” explique Pendo, qui a quatorze ans lorsqu’elle rejoint la troupe de son père. Quand la jeune génération se regroupe sous le nom de The Zawose Family de 2002 à 2009, les femmes jouent du illimba en concert. En privé, elles utilisaient également le marimba, et parfois, si les hommes étaient absents, le chizeze. Le fait de voir des femmes chanteuses et instrumentistes sur le devant de la scène est finalement très récent dans cette région de Tanzanie. Le constat est identique pour la composition des morceaux. Pendo et Leah ont suivi des ateliers d’écriture et de composition, notamment à Dar el Salaam, l’ancienne capitale. Elles proposent donc aujourd’hui un répertoire original dont elles sont les principales auteures-compositrices. Quant aux thèmes qu’elles abordent dans leurs chansons, ils se distinguent logiquement des airs traditionnels car ils évoquent le monde contemporain : problèmes de la vie quotidienne, place de la femme dans la société, mais aussi chants de sagesse, de gratitude et de respect de la nature.

Comparé à la musique traditionnelle wagogo, l’album des Zawose Queens présente de nombreuses différences :

- les titres sont plus courts et homogènes : ils durent entre 4’ et 5’30 (une durée habituelle pour des productions pop occidentales) alors que dans les musiques traditionnelles ils peuvent être plus courts ou au contraire bien plus longs ;

- il y a plus de contrastes, d’un morceau à l’autre mais également au sein d’un même morceau : la musique est moins linéaire et répétitive, les morceaux sont construits et arrangés pour que leur écoute soit plus dynamique et agréable ; on note par exemple la présence de breaks (à 3’24 sur le titre Maisha) ;

- même si certaines prises de son ont été réalisées au bord d’une plage ou sur le toit d’un hôtel, la qualité sonore, grâce notamment à des enregistrements en pistes séparées et à l’utilisation d’effets pour le mixage, est bien meilleure que celle des disques enregistrés sur le terrain par des ethnomusicologues ;

- même s’ils sont plutôt discrets, l’ajout d’instruments contemporains (comme la batterie, les guitares, les synthétiseurs et les ordinateurs) permet également d’améliorer la dynamique sonore du disque.

Bien sûr, la présence de deux réalisateurs artistiques et musiciens britanniques, Oli Barton-Wood et Tom Excell, n’est pas étrangère à la qualité de cet album et à sa capacité à plaire aux oreilles du monde entier, mais c’est une démarche voulue par les “Reines” elles-mêmes : “Nous voulions mélanger le traditionnel et le moderne, présenter notre patrimoine au monde, et nous l’avons fait”, disent-elles d’une seule voix.

The Zawose Queens – Maisha (2024)

Conclusion

La valeur singulière de l’œuvre d’art “authentique” trouve son fondement dans le rituel, au sein duquel elle puise sa valeur d’usage originelle et première. L’ère de la reproductibilité technique a déraciné l’art de son fondement culturel.

Voilà ce que disait l’historien de l’art et philosophe Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique en 1935, un texte formidablement précurseur et annonciateur, par exemple, de la gratuité de la musique enregistrée telle qu’elle est proposée aujourd’hui par les plateformes de streaming. Mais, puisant dans les rituels ancestraux wagogos, The Zawose Queens se prêtent au jeu de ces nouveaux rituels que sont les concerts amplifiés dans notre monde électrifié. Pour notre plus grand plaisir, nous pouvons ainsi entrer en communion avec elles et entrouvrir une porte vers les collines du pays wagogo et ses riches traditions musicales.

The Zawose Queens – Mapendo (live à Fip aux 46es Trans Musicales, décembre 2024)