[Musiques & Sociétés] Jusqu’au bout de vos raves

09.11.2023

Au-delà des passionnants enjeux artistiques qui la concernent, la musique (et l’art en général) se nourrit et impacte l’environnement dans lequel elle est créée et diffusée. La programmation du festival et les artistes accueilli·es aux Trans Musicales l’illustrent d’ailleurs chaque année.
En écho aux concerts du festival, Musiques & Sociétés proposent différents rendez-vous pour mêler le plaisir de parler de musiques, d’arts, de pratiques culturelles, et l’intérêt de les questionner dans leurs dimensions esthétiques, sociales, voire politiques.
Musiques & Sociétés réunit et renouvelle deux propositions bien connues des festivalier·ères : les conférences-concerts, inventées en 2004, et Rencontres & Débats, au programme du festival depuis 2008.

Vers 1992, des sonorités nouvelles et suscitant la méfiance font vibrer Rennes et la Bretagne. Electro, house, techno : les musiques électroniques dansantes débarquent, notamment en provenance de Grande-Bretagne. Dans un contexte répressif, l’équipe des Rencontres Trans Musicales réussit pourtant à faire danser le public jusqu’au petit matin – et parfois plus… – en organisant des événements à la scénographie ébouriffante, Rave Ô Trans (en 1992 et 1993), Ethnics 2 Technics (en 1994) puis les soirées Planète (de 1995 à 1997). Jean-Christophe Sevin, chercheur au Centre Norbert Elias de Marseille et auteur d’une thèse sur l’émergence des free party en France, a mené plusieurs entretiens sociologiques auprès d’ancien·es participant·es des raves aux Trans Musicales. À l’occasion d’une table ronde organisée par Les Trans le vendredi 8 décembre prochain à l’auditorium des Champs Libres, il revient, 30 ans après, sur cette période et son héritage, en compagnie de plusieurs acteur·rices de l’époque. Une aventure dont il nous livre quelques secrets en avant-première… 

Pouvez-vous présenter la table-ronde « De Rave Ô Trans à Planète (1992–1997) : nouvelles expériences festivalières autour des musiques électroniques aux Trans Musicales, flashbacks et héritages », que vous allez animer ? 

Jean-Christophe Sevin : « Pour commencer, il faut comprendre ce que représente Rave Ô Trans. À la fin des années 1980, quand la techno et la house arrivent en Angleterre depuis les États-Unis, un nouveau type d’événement apparaît : les raves party. Ce sont de longues fêtes qui durent plusieurs heures, en général toute une nuit, et parfois la matinée qui suit. Il se trouve que les Trans Musicales ont été, en France, un lieu important de diffusion des musiques électroniques, mais aussi des raves, à une époque où elles étaient assez diabolisées et sujettes à pas mal de méfiance. Le créneau des Trans, c’est la découverte. En 1992, Jean-Louis Brossard et Hervé Bordier [deux des co-fondateurs des Rencontres Trans Musicales] rencontrent Manu Casana, un pionnier de la techno en France, dans le cadre du New Music Seminar, à New York. C’est lui qui les amènera, à New York, dans une rave. En rentrant en France, Jean-Louis et Hervé organisent à leur tour une rave, pendant les Trans Musicales.

Flyer de la première soirée Rave Ô Trans, en 1992. ©ATM

La première édition de Rave Ô Trans a lieu en 1992. À l’échelle européenne, ce n’est pas du tout avant-gardiste, mais dans le paysage culturel français, c’est novateur. L’organisation d’un tel événement était donc un défi politique, parce que les raves n’étaient pas vraiment bien vues par les autorités. Mais c’était aussi un challenge logistique : organiser une rave, ce n’est pas comme organiser un concert, il y a beaucoup de contraintes ! Pour essayer de mieux comprendre comment tout cela s’est concrétisé, nous allons donc dialoguer avec ceux qui ont été partie prenante de cette histoire, et pas seulement les artistes : seront notamment présent·es Manu Casana, l’instigateur de Rave Ô Trans cité plus haut, Gaëtan Allin, le décorateur de ces événements, Anne Angelini-Brossard, l’assistante de production artistique de l’époque, et Antoine Kenobi, un des artistes de l’époque. »

Vous parlez de « défi politique » : pourquoi les autorités de l’époque étaient-elles si méfiantes vis-à-vis des raves party ? 

« La raison principale, c’est que les raves étaient associées à la drogue. Pour les autorités, aller à une soirée où de la musique électronique, techno et house était diffusée, cela signifiait consommer de la drogue, notamment de l’ecstasy, voire en vendre. Il y avait une sorte de panique morale liée à cet univers. Une législation assez dure a même été mise en place en France, pour essayer d’endiguer ces mouvements. Ces musiques étaient difficiles à diffuser. Donc, en 1992, quand les Trans Musicales organisent une première rave, c’est, dans le cadre d’un festival, un événement inédit ! Cela a été rendu possible parce que les Trans Musicales étaient, déjà à l’époque, une institution et un festival de découvertes renommé. On se situe aussi à Rennes, en Bretagne : ce n’est pas la région la plus réactionnaire de France. Les autorités ont tout de même bien mis la pression à la direction du festival, en insistant sur le fait que l’organisation pourrait être tenue responsable en cas de problèmes. Ils ont résisté à la pression et au final, tout s’est bien passé. »

Vous mentionnez également un « défi logistique » : ces événements étaient-ils vraiment si compliqués à organiser ? 

« Pour les équipes techniques, passer d’un soir à l’autre d’une configuration scénique imaginée pour un concert de rock à une configuration sonore faite pour une musique électronique, c’était très compliqué. La sonorisation change du tout au tout, et on ne parle pas du même type d’installation. Le concept était aussi de créer un événement immersif avec beaucoup de décorations, des dispositifs pour mettre en place une ambiance, des lumières, des lasers stroboscopiques, un espace chill-out avec des sons ambient pour se relaxer… Quand on a, en plus, des équipes techniques en nombre limité et pas forcément convaincues par le concept, c’est, effectivement, un vrai défi.

Pas de limite à l’imagination pour la scénographie des raves aux Trans Musicales… ©ATM

À l’origine, l’événement était organisé en centre-ville, à la Salle Omnisports, aujourd’hui devenu Le Liberté. Mais en 1995, des travaux compliquent l’accès à la salle : les raves du festival sont donc délocalisées au Parc Expo, fait de grands hangars beaucoup plus maniables. Dans ce cadre-là, le scénographe Gaëtan Allin, qui intervient encore aujourd’hui aux Trans Musicales, a carte blanche. Et bien sûr, il s’en donne à cœur joie. Au fil des éditions, il a imaginé des installations assez démentes, comme, par exemple, un bus articulé posé sur plusieurs tonnes de sable… »

Quelle a été la réaction du public face à ce nouveau format ? 

« À l’époque, la programmation du festival était plutôt axée rock, donc certains critiques rock ont littéralement pété les plombs ! Ils se demandaient « Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?! » Au départ, le public, et même l’équipe technique des Trans, étaient très réticents : ils s’attendaient à une sorte de disco, une musique alors assez mal vue, surtout par ce public amateur de rock. Malgré cela, la première soirée a eu du succès, et elle a attiré un tout nouveau public qui a découvert la techno et la house notamment via un show qui a beaucoup marqué, celui d’Underground Resistance, un collectif de Detroit. Dans ce paysage français un peu conservateur, le choc est total, et les Trans Musicales frappent un grand coup. »

Pourquoi le format a‑t-il fini par disparaître ? 

« À la fin des années 90, les pouvoirs publics réalisent que la répression favorise un mouvement illégal, qui devient de fait moins contrôlable. Au même moment, les créateur·trices de musique électronique français·es commencent aussi à être reconnu·es à l’étranger, le plus célèbre étant Laurent Garnier. On commence même à parler de French Touch ! Donc les autorités françaises se rendent compte que, finalement, la musique électronique est aussi un moyen de faire rayonner la France. En 1997, quand la gauche revient au pouvoir, lorsque Lionel Jospin devient premier ministre, Catherine Trautmann est nommée ministre de la Culture. Elle a pour volonté de mettre fin à cette politique de répression des musiques électroniques, et elle se rend à la rave Planète des Trans Musicales.

Photo sombre et floue d'un public en train de danser

Soirée Rave Ô Trans, 1995. ©Dominique Levasseur

Des événements spécialisés commencent à apparaitre, et pour Jean-Louis Brossard, le modèle devient désuet : il a fait le tour des artistes à programmer, et souhaite passer à autre chose pour revenir à un événement plus humain et moins surdimensionné, et continuer à suivre les évolutions musicales de chaque époque. Il faut aussi dire que les raves étouffaient un peu le reste de la programmation. Cela ne veut pas dire qu’il arrête complètement de programmer des musiques électroniques, mais elles sont, à partir de là, intégrées dans la programmation. »

Justement, que reste-t-il aujourd’hui des raves aux Trans Musicales ? 

« En premier lieu, comme je le mentionnais, la programmation est toujours fournie en musiques électroniques, très représentées pendant le festival dans le Hall 9 et la Greenroom du Parc Expo. Cette salle fait d’ailleurs écho à cette période parce que c’est un espace spécifiquement dédié aux musiques électroniques Gaëtan Allin, le scénographe des raves Planète, a d’ailleurs été impliqué dans la gestion du lieu. Et puis ensuite, cette époque a aussi une influence sur l’importance accordée à l’expérience festivalière, pendant les Rencontres Trans Musicales. Ce qui change avec les Rave Ô Trans, ce n’est pas seulement la musique, mais aussi le public. Dans une rave, ce n’est pas l’artiste qui est la star : c’est l’événement en lui-même qui compte, donc la participation de tout le monde pour créer cette effervescence collective. Le public se révèle alors totalement acteur de la soirée, à égalité avec les artistes. C’est à partir de ce moment-là que l’on commence à attacher beaucoup d’importance au bien-être du public, à son respect, à son accueil… »

Selon vous, pourquoi est-il important de parler de ce sujet en ce moment, et dans le cadre des Rencontres Trans Musicales ? 

« Le but n’est pas de jouer aux anciens combattants, mais il est important de se souvenir de cet épisode dans une optique de transmission des musiques populaires. Pour identifier les défis actuels, continuer à aller de l’avant et évoluer, il faut savoir d’où l’on vient. Plus que dans une optique de célébration, c’est vraiment dans une volonté de transmission, voire de patrimonialisation et de matrimonialisation, qu’il me semble important de raconter cette histoire. »

Les Trans ont été en partenariat de recherche en sociologie des publics avec Emmanuel Ethis, Damien Malinas et Raphaël Roth, chercheurs d’abord à l’Université d’Avignon et aujourd’hui à l’INSEAC. Cette collaboration a permis le déplacement de nombreux chercheurs sur le terrain des Trans. C’est dans ce cadre-là, que Jean-Christophe Sevin, aujourd’hui chercheur, notamment sur le free-party, au centre Norbert Elias de Marseille, est venu aux Trans Musicales,

Le déplacement de nombreux chercheurs sur le terrain des Trans a été rendu possible grâce au partenariat de recherche en sociologie des publics avec Emmanuel Ethis, Damien Malinas et Raphaël Roth, chercheurs d’abord à l’Université d’Avignon, et aujourd’hui à l’INSEAC.

Table ronde organisée par Les Trans :

De Rave Ô Trans à Planète (1992 – 1997) : nouvelles expériences festivalières autour des musiques électroniques aux Trans Musicales, flashbacks et héritages
Table ronde de Jean-Christophe Sevin avec Gaëtan Allin, décorateur des Rave Ô Trans et Planète pour les zones accueillant des publics ; Anne Brossard, assistante de production artistique durant les années Rave Ô Trans et Planète ; Manu Casana, instigateur et consultant des Rave Ô Trans ; Antoine Kenobi, co-programmateur de la deuxième soirée Planète et Thomas Lagarrigue, responsable des ressources sur l’artistique aux Trans.

Vendredi 08 décembre | 14h – 16h
Auditorium des Champs Libres
10 Cours des Alliés, Rennes

Gratuit / Sans réservation

Plus d’infos sur le site Musiques & Sociétés