Par les damné·e·s de la terre : voix de luttes et constellations musicales
Cet article rédigé par l’historien Amzat Boukari-Yabara rassemble et approfondit les principaux éléments de la conférence Les chants et musiques de luttes qu’il a présentée à la demande des Trans dans le cadre de Rennes au Pluriel le 21 mai 2023 au Théâtre du Vieux Saint-Étienne, suivie ce jour-là par un concert de l’artiste Rocé. Un texte qui s’appuie notamment sur la compilation Par les damné·e·s de la Terre, un album rassemblant différentes chansons contestataires francophones des années 1969 à 1988, justement conçu par Rocé.
Par Amzat Boukari-Yabara
Nommée en référence à un livre du médecin martiniquais et militant algérien Frantz Fanon, Par les damné·e·s de la terre est une compilation réalisée par l’artiste et producteur engagé Rocé, accompagné de deux historiens, Naïma Yahi et moi-même, qui avons rédigé un livret qui présente le contexte de production des chansons sélectionnées.
La compilation dresse une cartographie des chants de lutte dans l’univers francophone, avec un premier espace principalement constitué par les Amériques noires (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Haïti, États-Unis) et qui se structure autour de la négritude antillaise et du Black Power américain. Un deuxième espace intègre l’Afrique subsaharienne (Cameroun, Gabon, Haute-Volta/Burkina Faso) avec des morceaux posant le thème de l’anticolonialisme sur le plan culturel, économique et politique. Le troisième espace est celui de la migration postcoloniale, notamment celle des communautés nord-africaines et de leur insertion dans le monde du travail. Ces trois espaces sont complétés par des ouvertures vers le monde asiatique et océanien avec les interludes du général Giap pour le Vietnam et de Jean-Marie Tjibaou pour la Kanaky. Cette cartographie introduit la question des correspondances, des transferts et des continuités musicales dans des espaces réunis par des questions de lutte de libération et de droit des peuples à l’autodétermination.
Haïti, Martinique, Burkina Faso : chanter, c’est résister
Seul État né d’une révolution victorieuse menée par des esclaves, Haïti se positionne comme l’avant-garde du projet de Rocé en étant le lieu de naissance de la négritude et du panafricanisme, deux courants politico-culturels dont l’expression musicale se déploie dans la compilation.
Œuvre marquante, la chanson de Manno Charlemagne sur « Le Mal du Pays » raconte ainsi l’exil de centaines de milliers de Haïtiens qui, comme lui, ont fui la dictature pro-américaine de François Duvalier (1957–1971) et de son fils Jean-Claude (1971–1986) afin de sauver leur vie ou de poursuivre la résistance. Le mélange de nostalgie et de mélancolie qui se dégage de ce morceau est à mettre en parallèle avec la douleur de la lutte exprimée cette fois ci par Eugène Mona.
Tout en invoquant les divinités africaines, le chanteur et flûtiste martiniquais fait écho aux chants de travail (work songs) et de douleur (sorrow songs) sur lesquels le blues et le gospel, puis les chants de contestation (protest songs), sont venus animer les mouvements menés pour les droits civiques aux États-Unis.
De l’autre côté de l’Atlantique, c’est en Haute-Volta, renommée Burkina Faso pendant la révolution menée par Thomas Sankara entre 1983 et 1987, que la musique devient un outil de mobilisation. En réalité, dès 1978, Abdoulaye Cissé utilise l’image des vautours qui planent dans le ciel pour mieux alerter l’opinion africaine sur le néocolonialisme et la prédation capitaliste.
C’est en étant inspiré de ce morceau notamment que Sankara instaure les tribunaux populaires de la révolution, chargés de vaincre la corruption. Comme un symbole, le journaliste engagé Mohamed Maïga, ami proche de Thomas Sankara qui lui accorde sa plus longue interview, meurt empoisonné un 1er janvier 1984, alors qu’il s’apprêtait à couvrir le lancement de ces tribunaux. C’est aux Colombes de la Révolution, groupe de jeunes chanteurs, que revient la tâche de rendre hommage à Mohamed Maïga.
Plus jeune président du monde quand il prend le pouvoir en août 1983, Thomas Sankara est également un féru de musique. On le voit tenir sa guitare à la manière d’un fusil [Jazz, rivalry and revolution: Burkina Faso recalls spirit of Sankara | Burkina Faso | The Guardian] ou entouré d’artistes comme le fondateur de l’afrobeat Fela Anikulapo Kuti [Capitaine Thomas Sankara] ou un groupe de divas dont « Mama Afrika », le surnom de la chanteuse sud-africaine Miriam Makeba. Avec ces deux artistes, nous pouvons élargir le spectre de la compilation Par les damné·e·s de la terre en resituant une partie des correspondances entre luttes et musiques.
Constellations et correspondances autour de Miriam Makeba
Fuyant le régime d’apartheid sud-africain contre lequel elle avait déjà eu l’occasion de chanter, Miriam Makeba est la première star africaine à réussir une carrière aux États-Unis au début des années 1960. En relation avec l’artiste d’origine caribéenne Harry Belafonte, qui l’accompagne dans la production d’un premier album, elle y menace le Premier ministre sud-africain Verwoerd dans la chanson « Beware, Verwoerd! (Ndodemnyama) » qui devient l’un des hymnes de résistance à l’apartheid, repris notamment par les condamnés à mort avant leur exécution.
Miriam Makeba est également en relation avec son compatriote Hugh Masekela, à qui nous devons une chanson phare de la résistance des mineurs et des travailleurs sud-africains. Sur des versions durant de sept à dix-huit minutes, « Stimela » raconte le sort des travailleurs venus de tous les pays voisins pour se rendre dans les profondeurs de la terre afin d’y extraire les minerais précieux faisant la richesse de l’Afrique du Sud et nourrissant le système.
En pointant les liens entre le capitalisme sud-africain et l’industrie états-unienne, « Stimela » s’inscrit dans la campagne de boycott des produits miniers extraits du sous-sol sud-africain, campagne lancée au lendemain du discours de Miriam Makeba devant la tribune des Nations-Unies en juillet 1963 :
Par ailleurs, Miriam Makeba ne se contente pas de chanter le nom des grandes figures révolutionnaires de l’époque comme Malcolm X ou Patrice Lumumba. Elle partage directement leur vie, en épousant notamment Stokely Carmichael. Théoricien du racisme structurel et figure centrale du mouvement du Black Power, Stokely Carmichael internationalise la révolution noire en se rendant en Algérie où, pendant qu’il échange avec d’autres mouvements de libération lors du Festival Panafricain d’Alger de juillet 1969, Miriam Makeba illumine la scène en appelant les peuples africains à se lever et s’unir contre l’oppression. Neuf ans plus tard, c’est aux Jeux Africains d’Alger que Makeba chante cette fois-ci le morceau « Ifriqiya », un hymne de lutte continentale dont le couplet d’introduction reprend une chanson révolutionnaire algérienne.
L’artiste sud-africaine accompagne et réunit ainsi les mouvements de libération derrière un mot d’ordre unanime : la lutte continue
L’univers international et panafricain dans lequel se diffuse la musique de Miriam Makeba ouvre des correspondances avec la chanson afro-française de la même époque. Le cas d’Alfred Panou, acteur, poète, musicien, producteur, organisateur et administrateur culturel, est ainsi structurant. Dans les années 1970, au Théâtre du Lucernaire à Paris, Panou crée un spectacle intitulé « Black Power ». Reprenant des textes de militants afro-américains, il a la volonté de faire exister en France une scène artistique noire qui ressemblerait, toutes proportions gardées, à celle que Sidney Poitier ou Harry Belafonte construisent aux Etats-Unis en soutien de la lutte pour le mouvement des droits civiques. Lorsqu’Alfred Panou, accompagné par The Art Ensemble of Chicago, chante « Je suis un sauvage », le résultat, d’une beauté sarcastique, n’est pas éloigné du style de Gil Scott-Heron et de toute une scène noire américaine des années 1970, au fondement du slam et du hip hop.
La musique est l’arme du futur
La seconde figure qui sert de correspondances est l’artiste nigérian Fela Anikulapo Kuti, dont la mère Funmilayo Ransome fut l’une des plus grandes activistes et féministes africaines. A Londres où il part étudier la médecine au tournant des années 1960, Fela décide rapidement de troquer le stéthoscope contre le saxophone et la trompette, emporté par les sonorités de John Coltrane, Charles Mingus ou Miles Davis, dans une capitale britannique au centre des migrations postcoloniales africaines et caribéennes. Après un premier retour en Afrique où sa musique est encore assez traditionnelle, Fela fait une tournée aux États-Unis à la fin des années 1960. Sa compagne Sandra Iszidore le forme sur la question des luttes noires américaines et du panafricanisme. De retour au Nigéria, Fela abandonne la musique traditionnelle highlife et développe une musique originale, inédite, mêlant du jazz, du funk, du rock et des sonorités africaines, et surtout de plus en plus engagée, dénonçant le néocolonialisme, l’apartheid et les dictatures africaines.
Avec Fela Kuti, la musique devient une arme et ses chansons répondent aux représailles dont il fait l’objet, toujours avec une certaine dérision, comme dans le cadre de la chanson « VIP », sigle faisant ici référence aux « Vagabonds in Power » ou de « ITT », sigle d’une multinationale des télécommunications renommée « International Thief Thief ».
La satire musicale de Fela Kuti se retrouve aussi dans la chanson africaine francophone d’un Pierre Akendengue ou d’un Francis Bebey qui renversent le regard postcolonial exotique et raciste.
En conclusion, la compilation Par les damné·e·s de la terre, du fait de son bornage chronologique et linguistique, permet d’évaluer un potentiel de correspondance entre les chants de lutte francophones et les luttes anticoloniales ou antiracistes des années 1970 et 1980, productrices de nouveaux catalogues de chants de lutte, notamment l’apparition du rap conscient des années 1980, qui croise l’école américaine (incarnée par le morceau de Public Enemy « Fight the Power », française (I AM, MC Solaar) et africaine, avec notamment le groupe sénégalais Positive Black Soul. En montrant l’existence d’une scène musicale afro-française, Par les damné·e·s de la terre exhume aussi les racines d’une autre généalogie du rap francophone dans lequel Rocé s’inscrit, à travers une musique portant des textes et des paroles de conscientisation.
Ainsi, en 2013, l’ancien membre de Positive Black Soul, le rappeur Didier Awadi sort un album concept intitulé Présidents d’Afrique reprenant dans ses chansons des extraits de discours de figures de luttes originaires d’Afrique ou de la diaspora, encore d’actualité. Qu’il s’agisse de dénoncer le franc CFA qui limite la souveraineté des anciennes colonies françaises ou les violations de constitutions, le dynamisme du rap africain francophone, qui n’hésite pas à reprendre des classiques de l’époque des indépendances, accompagne ainsi le renouvellement des luttes et des mobilisations contemporaines de l’Afrique francophone.