Ana Lua Caiano : une boucle est bouclée

30.10.2023

Seule en scène avec ses machines, ses percussions et sa voix, la chanteuse portugaise Ana Lua Caiano nous promet un moment très spécial, au croisement des musiques traditionnelles de son pays et des musiques électroniques, lors de son concert à l’Ubu le 8 décembre prochain dans le cadre des 45es Trans Musicales. L’artiste nous a parlé d’elle, de son projet, ainsi que de la musique traditionnelle portugaise.

 

Quelle est la genèse de votre projet musical ?

Ana Lua Caiano : « Ce projet est né en 2020, pendant la pandémie. Jusque-là je jouais seulement dans des groupes, mais à ce moment-là, ça n’était plus possible, j’étais seule à la maison. J’ai donc commencé à explorer d’autres manières de faire de la musique, en solo. J’avais avec moi quelques synthétiseurs et divers instruments. C’est là que j’ai commencé à mélanger la musique traditionnelle portugaise avec des éléments plus électroniques et expérimentaux. Précédemment, la musique que je composais avait aussi, en termes de mélodies, toujours un lien avec la musique traditionnelle. Et dans le même temps, j’avais déjà entamé une exploration de réalités musicales différentes en suivant par exemple des ateliers sur la musique concrète de Pierre Schaeffer [la musique concrète consiste en l’organisation sur un support enregistré de sons produits autrement qu’avec des instruments de musique – moteur de voiture, bruits de pas, bris de verre, sons de l’industrie… – pour en faire une pièce musicale]. Donc ce projet musical débute en 2020 mais il a fallu encore pas mal de temps pour enregistrer les premières chansons, parce que parfois certaines personnes avec qui je travaillais pour le disque avaient le covid. Finalement, j’ai sorti mon premier EP Cheguei Tarde A Ontem en septembre 2022, donc deux ans après le début. Puis j’ai sorti un nouvel EP en mai 2023, Se Dançar É Só Depois, et en ce moment je prépare un album qui sortira en 2024. Il ne comportera que des nouveaux morceaux, que je pense présenter aux Trans Musicales, toujours dans cette idée d’une rencontre entre musique traditionnelle portugaise et musique électronique. »

Dans vos compositions, vous utilisez une loop station, un appareil permettant à une personne seule d’enregistrer en live plusieurs pistes de voix ou d’instruments, et d’organiser ces boucles sonores pour créer en direct la structure d’un morceau complet. Qu’est-ce que cette invention a apporté aux compositeurs et compositrices tel·les que vous ?

« Pour moi, ça a été une grande révélation car j’avais l’habitude de ne faire de la musique qu’en groupe. Donc j’avais un batteur, un pianiste, un contrebassiste… Dès que j’avais une idée musicale, elle devait être adaptée pour cette formation. La loop station me permet d’explorer d’autres pistes, puisqu’elle me donne la possibilité d’utiliser tout objet comme un instrument de musique et de l’intégrer en direct dans une composition, sous forme de boucle, ou pas. Comme par exemple le fait de créer un rythme en tapant sur un verre… Depuis que j’utilise cet outil, mes perspectives musicales et l’idée même que je me fais de la musique se sont élargies et étendues. »

À l’exception du fado, le public français connaît sans doute peu les musiques traditionnelles portugaises. Y a‑t-il des noms de styles ou des formes musicales précises pour désigner certaines de ces musiques ? 

« Au Portugal, on parle juste de “musique folklorique”. Nous avons des artistes comme Zeca Afonso, Fausto Bordalo Dias et Sérgio Godinho qui sont des artistes des années soixante-dix qui faisaient une forme de musique traditionnelle ou folk elle-même inspirée de musiques traditionnelles plus anciennes. Quand je parle de musique traditionnelle, je parle notamment de musique folklorique exclusivement vocale, ou presque. Au Portugal, il y a beaucoup d’ensembles traditionnels et folkloriques avec du chant et de la danse. C’est le cas du cante alentejano, un chant polyphonique du sud du pays pratiqué a cappella par un chœur d’hommes. Il y aussi les adufeiras, des groupes de femmes qui chantent et jouent de l’adufe, un instrument traditionnel portugais. Ce n’est plus toujours le cas de nos jours, mais dans la forme traditionnelle d’autrefois, c’était uniquement des femmes. Au milieu de la grande variété des musiques traditionnelles que nous avons dans notre pays, ce qui est le plus important et qui unit cet ensemble, ce sont les rythmes et les voix, ces voix qui créent des harmonies et parfois aussi des canons, quand plusieurs voix chantent la même mélodie avec un léger décalage. Je me nourris de tout ça, de ces techniques et de ces atmosphères que j’importe dans ma musique, associées à mes textes et à d’autres éléments musicaux qui ne sont pas vraiment traditionnels. Mais cette variété de rythmes et d’instruments traditionnels reste particulièrement importante pour moi. »

Justement, à propos d’instruments, pouvez-vous nous parler des percussions que vous utilisez ? 

« L’une des principales est le bombo traditionnel portugais. C’est l’instrument dont je joue dans le clip de Mão Na Mão.

Je joue aussi de l’adufe, dont je parlais juste avant, à propos des groupes de femmes adufeiras. C’est un instrument à percussion en forme de tambourin carré. Ensuite, j’utilise des castagnettes, mais des portugaises, un peu différentes des espagnoles. Et aussi un brinquinho da Madeira qui est un instrument typique de l’île de Madère : c’est un bâton en bois sur lequel sont fixées des poupées en costumes traditionnels avec des castagnettes attachées sur le dos de chaque poupée. »

Un brinquinho da Madeira

Comment avez-vous découvert ces traditions ? 

« J’ai étudié la musique classique pendant cinq ans, et le jazz pendant quatre ans, ainsi que le chant. Donc ce que je sais de la musique traditionnelle vient en grande partie de ma famille, de ce que j’entendais quand j’étais enfant et de ce que je continue à découvrir aujourd’hui.
Il y a une association très connue au Portugal qui s’appelle A Música Portuguesa A Gostar Dela Própria, ce qui signifie “la musique portugaise qui s’aime elle-même”. Il s’agit du projet le plus important du pays en matière de collectage ethnographique de traditions musicales transmises oralement. Leur site est très intéressant, avec chaque jour des nouvelles vidéos tournées dans différentes régions. On y voit des personnes âgées chanter des chansons que leur père ou leur mère leur chantait quand elles étaient enfants. Ils enregistrent aussi des musiciens d’aujourd’hui proches des musiques traditionnelles. J’ai d’ailleurs enregistré deux chansons avec eux. Et ils font également des enregistrements de groupes folkloriques, de gens chantant des chansons qui n’ont jamais été enregistrées auparavant. C’est donc un outil très utile pour découvrir et se familiariser avec des pratiques et instruments inconnus, même pour moi.
Au Portugal, nous avons aussi un grand répertoire de chansons populaires transmises oralement, que certains artistes récents ont enregistrées, mais dont on ne connaît pas les auteurs. Zeca Afonso, qui était un auteur-compositeur engagé, reprenait aussi des chansons traditionnelles qui n’étaient pas de lui. Aujourd’hui, c’est le cas de beaucoup musiciens.
Je suis tellement enthousiasmée par la musique traditionnelle portugaise que je cherche toujours à entendre et découvrir de nouvelles choses. C’est un apprentissage constant qui se nourrit de tous les efforts collectifs autour de la musique traditionnelle, et qui fait que, parfois, ces choses apparaissent dans mon travail. »

En regardant vos clips, on a la sensation que vous y apportez votre propre vision, c’est le cas ?

« Oui, parce que les paroles de mes chansons sont parfois assez surréalistes. J’aime parler de thèmes plutôt normaux, mais pas de manière normale. Et j’aime que cette approche soit également transmise dans mes clips, que la vidéo soit parfois un peu surréaliste et qu’elle ajoute une autre dimension aux chansons. J’essaie donc toujours d’avoir dans ces vidéos une ambiance étrange et surréaliste. Donc même si ce n’est pas moi qui les réalise, c’est important pour moi de participer à la phase de création des clips de mes morceaux. D’autant plus que j’ai étudié les arts visuels et je compose également pour des courts métrages et documentaires, donc je suis très intéressée par les rapports entre musique et images. »

En parlant de vos textes justement, pouvez-vous nous en dire plus sur ce qui vous inspire ?

« Je pars souvent de choses très simples et réalistes, comme par exemple le thème de la santé mentale et le fait de trop travailler. Ce sont des chansons sur la vie quotidienne, mais j’essaie de ne pas les raconter de façon évidente, en choisissant des mots qui me permettent de créer des images bizarres ou des atmosphères un peu étranges. Donc c’est une sorte de lutte entre la normalité et le fait d’essayer de ne pas être aussi normal. »

Abordez-vous parfois des sujets plus politiques, notamment à propos de problèmes spécifiques à votre pays, dont nous n’avons pas forcément connaissance ici en France ?

« Oui, dans mon dernier EP, il y a deux chansons plus politiques. L’une, Se Dançar É Só Depois, qui donne son nom à l’EP, parle du surmenage de certains jeunes qui doivent tellement travailler pour survivre qu’ils n’ont même plus le temps de profiter ou de danser.

L’autre chanson, Casa Abandonada, parle de l’absurdité d’avoir autant de maisons vides et autant de gens qui dorment dans la rue, et donc des difficultés de se loger pour les jeunes générations à cause de l’augmentation permanente des prix de l’immobilier. Au Portugal, on parle quotidiennement du problème du logement des jeunes. »

Enfin, avez-vous en tête un ou une autre artiste en solo comme vous, qui aurait pu vous inspirer, même dans un autre style musical ?

[Sans hésiter une seconde] « The Legendary Tigerman ! Je me souviens d’avoir assisté à l’un de ses concerts quand j’étais petite, et d’avoir été totalement fascinée par la façon dont il jouait de la musique tout seul. Je pense que cette idée de pouvoir créer tout un environnement par soi-même m’est restée en tête, et le concert que j’ai vu de lui quand j’étais jeune est vraiment gravé dans mon esprit. »

C’est étonnant que vous le citiez, il a justement joué aux Trans Musicales en 2003, exactement 20 ans avant vous !

« Et il continue à faire de la bonne musique, puisqu’il vient juste de sortir un album très intéressant, il y a à peine un mois. C’est un artiste très important pour moi. »

Ana Lua Caiano sera en concert à l’Ubu le vendredi 8 décembre, dans le cadre des 45es Rencontres Trans Musicales.