[Musiques & Sociétés] 150 ans d’allers-retours entre jazz et musiques pop

16.11.2023

Au-delà des passionnants enjeux artistiques qui la concernent, la musique (et l’art en général) se nourrit et impacte l’environnement dans lequel elle est créée et diffusée. La programmation du festival et les artistes accueilli·es aux Trans Musicales l’illustrent d’ailleurs chaque année.
En écho aux concerts du festival, Musiques & Sociétés proposent différents rendez-vous pour mêler le plaisir de parler de musiques, d’arts, de pratiques culturelles, et l’intérêt de les questionner dans leurs dimensions esthétiques, sociales, voire politiques.
Musiques & Sociétés réunit et renouvelle deux propositions bien connues des festivalier·ères : les conférences-concerts, inventées en 2004, et Rencontres & Débats, au programme du festival depuis 2008.

Influence revendiquée de nombreux·ses artistes pop actuel·les, le jazz s’inspire aussi, à l’inverse et depuis plus d’un siècle, des musiques populaires. Afin de parler de ce phénomène, et à la lumière des compositions de la musicienne israélienne Roni Kaspi, Les Trans proposent une conférence-concert à l’auditorium des Champs Libres, le jeudi 7 décembre prochain, dans le cadre des 45es Rencontres Trans Musicales. Le conférencier et musicologue Guillaume Kosmicki nous en dévoile les grandes lignes…

Pouvez-vous présenter la conférence-concert « Les allers-retours constants entre le jazz et les musiques pop », que vous allez animer ? 

Guillaume Kosmicki : « Son but est d’évoquer les rapports entre les musiques dites ‘’pop’’, c’est-à-dire les familles rock, techno, soul, funk, rap… et le jazz. Le jazz a une très longue histoire, qui remonte à environ 150 ans. Il a toujours côtoyé les musiques populaires. Leurs rapports sont constants, jusqu’à maintenant. Aujourd’hui, on ne sait plus trop où mettre les étiquettes, mais il y a beaucoup d’artistes classé·es pop qui regardent du côté du jazz, et inversement. Ces liens sont très évidents, et on pourrait même dire qu’une immense partie des musiques populaires actuelles sont insérées dans une histoire qui a le jazz pour racines. Le jazz est à l’origine de beaucoup de choses, et ce sont de tous ces rapports dont nous allons parler. »

En quoi le jazz et les musiques populaires sont liés ? 

« Le jazz a toujours été, dès son apparition, une musique populaire. C’est un style qui a franchi trois dimensions : la folk music, la pop music et l’art music. La folk music parce que le jazz est né d’une fusion des chansons traditionnelles imaginées par les esclaves africains-américains, et de celles des blancs migrant aux États-Unis. Cette folk est devenue extrêmement populaire, et a profité de l’essor considérable de l’industrie du disque au début du 20e siècle, tout particulièrement dans les années 20, pendant le Jazz Age. Ce n’est pas seulement l’industrie du disque qui a alors explosé, mais aussi celle des spectacles, des salles de concerts, des shows, des revues… Le jazz est alors entré dans l’ère du swing, du grand spectacle et des grands orchestres. À ce moment-là, il est devenu une musique extrêmement populaire sur la planète entière. Des artistes très raffinés comme Duke Ellington ou Cab Calloway se sont transformés en vedettes absolues, et ils ont créé des morceaux qui sont devenus des thèmes pop. À la même époque, la comédie musicale, un genre typiquement américain, a également connu son âge d’or : elle s’est donc nourrie du jazz (on le voit dans Show Boat, de Jerome Kerne, en 1927), comme le jazz se nourrissait d’elle (un des standards le plus connu, le plus repris et le plus pop du jazz est Summertime, tiré de Porgy and Bess, une comédie musicale composée par George Gershwin en 1935).

Porgy and Bess, George Gershwin, 1935

Beaucoup de musiciens et musiciennes jazz ont, dans leur conception musicale et leur manière d’approcher le rythme, des tas de références à la musique pop. C’est par exemple le cas du pianiste américain Brad Mehldau, qui reprend des chansons des Beatles, de Radiohead ou de Nick Drake pour en faire des standards de jazz. On peut aussi mentionner Jeanne Added, qui est une chanteuse de jazz mais dont les premiers albums sont plutôt pop ; Joce Miennel, un flûtiste français de jazz qui a produit un album très marqué par les mondes du rock et de la pop ; la pianiste de jazz Ève Risser qui, sur certains de ses projets récents, va même fricoter avec la techno ; Émilie Lesbros qui peut proposer des projets free jazz comme pop. À l’inverses, le jazz inspire des artistes plus populaires, comme Björk qui, depuis ses premiers albums, a toujours flirté avec le milieu du jazz. »

Comment se traduisent concrètement ces influences, dans les deux sens ? 

« Il y a eu une évolution continue et des emprunts d’un côté comme de l’autre. Le jazz s’est toujours nourri des inventions de la pop. Dans les années 70, une grosse partie du jazz s’est électrifiée. Cela a commencé avec Miles Davis puis, peu à peu, on a vu apparaître des claviers électriques, des guitares électriques, des basses électriques, des pédales de distorsion… On parle alors de jazz rock ou de jazz fusion. Et puis, avec l’arrivée de la musique électronique et de la techno dans les années 90, se sont ajoutés des samples et des boîtes à rythme. De l’autre côté, on retrouve aussi dans le domaine du rock, de la pop, et même du rap, l’instrumentarium du jazz, le quartet typique du genre. On l’a vu chez le rappeur Guru ou le groupe de hip hop A Tribe Called Quest qui, au début des années 90, ont emprunté au jazz ses sons de trompettes et ses phrasés. Au même moment, Miles Davis imaginait son dernier album inachevé en incluant un chanteur de hip hop à son équipe et en ajoutant des samples, notamment. »

Si le jazz est autant influencé par la musique populaire, pourquoi est-il si souvent perçu comme une musique un peu élitiste, pas forcément abordable ? 

« C’est vrai que le jazz, avec ses codes et son histoire, peut gêner ou intimider. On ne peut pas parler du jazz comme d’une seule musique : il y a une branche savante, de recherche et d’expérimentation généralement appréciée par un public amateur de choses très étranges ; mais aussi un jazz de tradition, comme c’est le cas dans la musique classique, où des gens jouent encore des choses très anciennes, travaillent sur les partitions et sur le maintien d’une tradition. Dans le jazz, il y a toujours eu cette idée de garder un répertoire, de conserver des standards. C’est un style qui a une histoire très ancienne, à partir de laquelle on joue, on cherche de nouvelles voies, des choses plus expérimentales, plus difficiles d’accès. Pour certain·es, évidemment, cela peut avoir un côté un peu élitiste, d’entre soi, parce qu’il y a des codes, des choses à apprendre, à savoir… La virtuosité propre à ce style est aussi quelque chose qui peut un peu déranger le public.

En 2014, Lady Gaga et Tony Bennett ont sorti, ensemble, un album de jazz.

Ce qui est passionnant, c’est que certain·es musicien·nes font partie des deux mondes, et s’aventurent dans des projets extrêmement expérimentaux, à la pointe de la pointe, tandis qu’en parallèle, ils font des choses beaucoup plus pop. C’est le cas d’Émilie Lesbros ou de Rafaelle Rinaudo, et même parfois de figures très anciennes, comme John Zorn, qui a pu reprendre du Ennio Morricone à certains moments de sa vie, alors qu’à d’autres moments, il a fait des trucs qui arrachent les oreilles ! C’est aussi ce mélange des genres qui peut un petit peu brouiller les pistes, pour certain·es. »

Selon vous, pourquoi est-il important de parler de ce sujet en ce moment ? 

« Ma volonté, c’est de faire comprendre à quel point une musique a priori extrêmement nouvelle et totalement révolutionnaire est en fait un phénomène très ancien, construit sur un temps long, qui est passionnant parce qu’il touche à plein de lieux et de moments clés de l’histoire. »  

Pourquoi ce sujet a‑t-il sa place dans le cadre du festival des Trans Musicales, et comment s’inscrit-il dans sa programmation ? 

« Les Trans Musicales ont toujours été à la pointe de la création musicale, de tous les courants et les univers. C’est aussi un devoir pour le festival de toujours essayer de transmettre, de repérer et de faire écouter ce qu’il se fait de plus en reflet et en accord avec son époque. Les Trans ont également une longue histoire, et c’est intéressant de voir que dans cette histoire, le jazz et ses influences a toujours été présents. Beaucoup d’artistes qui sont passé·es aux Trans Musicales ont eu cette optique d’échange avec le milieu du jazz. Roni Kaspi [en concert aux Trans Musicales le vendredi 8 décembre dans le Hall 8 du Parc Expo], qui jouera juste après la conférence, entre clairement dans cette logique. Elle a plusieurs étiquettes : quand on écoute ses morceaux, c’est parfois de la pure chanson pop, sucrée et entêtante… Et à d’autres moment, elle propose des choses typiquement jazz, avec des passages solos et des moments assez virtuoses ! C’est une artiste toute indiquée pour illustrer ce thème. »

Rencontre organisée par Les Trans :

Les allers-retours constants entre le jazz et les musiques pop
Conférence de Guillaume Kosmicki suivie d’un concert de Roni Kaspi.

Jeudi 07 décembre | 14h – 16h
Auditorium des Champs Libres
10 Cours des Alliés, Rennes

Gratuit / Sans réservation

Plus d’infos sur le site Musiques & Sociétés