SunSay : le soleil se lève à l’est
Le chanteur ukrainien SunSay (Andriy Zaporozhets pour l’état civil), est l’un des artistes au programme de la soirée du jeudi 8 décembre au Parc Expo, dans le cadre des Trans Musicales 2022. Alors qu’il vit, comme son pays, une période particulièrement tragique, il a accepté de nous parler en direct de Kyiv à propos de ses débuts, de ses influences, de l’évolution récente de sa musique et de son message d’espoir.
Les Trans : Cela fait un moment que tu es connu en Ukraine en tant qu’artiste, mais en France on est juste en train de te découvrir, avec cette programmation aux Trans Musicales. Peux-tu nous parler de tes débuts ?
SunSay : « Je fais de la musique depuis plus de 20 ans. J’ai eu un groupe, 5’nizza, qui a eu beaucoup de succès il y a plus d’une quinzaine d’années. Il était surtout connu en Europe de l’Est et en Russie, mais nous avons fait des concerts un peu partout. Et puis on s’est séparés. J’ai alors lancé mon propre projet, SunSay, il y a environ douze ans. »
« J’ai beaucoup expérimenté avec différentes musiques. J’ai commencé avec des choses un peu hardcore, punk et hip hop, des trucs plus agressifs que ce que j’ai fait par la suite. Je suis un très grand fan de soul et de rock psychédélique des années 60 et 70, ce genre de choses. Ces cinq dernières années, j’ai pas mal produit de morceaux dans cet esprit. Je chante en trois langues : ukrainien, russe et anglais. Et j’ai fait des concerts partout dans le monde. Peut-être pas dans tous les pays bien sûr, je n’ai pas été au Japon et dans quelques autres, mais j’ai fait de la musique toute ma vie et je me considère musicien depuis plus de 20 ans, même si j’ai étudié autre chose que la musique à l’université. »
Tu étudiais quoi ?
« Je suis diplômé de l’université de médecine. J’ai étudié la pédiatrie, mais je n’ai jamais pratiqué professionnellement. Ce fut un long voyage pour moi d’apprendre, c’était très difficile. Pour être honnête, je n’étais pas vraiment heureux. Mais mes parents l’étaient [rires]. Je faisais déjà de la musique à cette époque-là. Dès que je le pouvais, je passais du temps avec des artistes, des musiciens ou des comédiens. C’était mes jeunes années, j’étais vraiment naïf et je ne savais vraiment pas ce que je devais faire. Mais par-dessus tout, la musique était mon inspiration. J’en écoutais beaucoup et c’était un point de connexion important avec mes potes à l’école. Mon premier groupe, dont j’ai parlé plus tôt, je l’ai monté avec un pote qui était dans ma classe. On avait un lien fort autour de la musique et donc on s’est mis à jouer ensemble. Au moment d’être diplômés, on avait déjà commencé à faire quelques concerts et c’est là qu’a vraiment commencé notre périple dans la musique. »
As-tu des modèles, des artistes qui t’ont vraiment inspiré ?
« Oui, il y en a plein. Je pense que Bob Marley est celui qui m’a le plus inspiré pendant longtemps. Bien sûr, j’ai aussi écouté du rock un peu plus tard. J’aimais vraiment tous ces groupes qui croisaient le hip hop et le rock, comme Rage Against The Machine, ainsi que toutes ces nouvelles musiques qui sont arrivées dans les années 1990. J’étais aussi fan de soul, notamment Stevie Wonder. Certains groupes de hip hop ont aussi été très importants pour moi, comme The Fugees, Cypress Hill et plein d’autres de cet âge d’or du hip hop. C’était ça la musique de ma jeunesse : de la soul, du reggae, du hip hop, du rock et un peu du “nu metal”, le genre de choses que les jeunes écoutaient à cette époque.
Par la suite, en tant qu’artiste, j’ai toujours essayé d’écouter de nouvelles musiques car c’est très important pour moi d’avoir un style qui évolue en permanence. Et quand je tombe sur quelque chose qui ne me plaît pas, j’essaie toujours d’y revenir pour essayer de le comprendre, en essayant par exemple de remonter aux racines musicales de ce style. J’essaie tout le temps d’apprendre, c’est vraiment essentiel pour moi. Tous les styles de musique sont potentiellement intéressants. En ce moment, par exemple, j’écoute beaucoup de musiques différentes, comme de la musique classique et du jazz. J’aime aussi les trucs folk et traditionnels, notamment la musique indienne et pakistanaise, comme la musique soufie. C’est tellement intéressant, ces traditions anciennes sont fantastiques… C’est quelque chose que j’ai compris avec le temps : c’est important de connaître ces traditions.
Pour ce qui est de la scène ukrainienne, j’ai bien sûr été inspiré par Vopli Vidopliassova, qu’on appelle aussi V.V. Je ne sais pas si c’est très connu en France mais c’est l’un des groupes les plus populaires chez nous. Le leader du groupe, Skrypka, était vraiment inspiré. Il me semble qu’il a vécu en France au début des années 1990. Il faisait un très bon mélange de rock, de punk et de folk, c’était vraiment bien.
Quand j’étais enfant, j’étais très attiré par ce genre de musique ukrainienne. Je pense que nous sommes ici au croisement de différentes cultures. Comme nous avons d’un côté cette grande Russie et de l’autre beaucoup de pays différents, les Ukrainiens profitent de nombreuses influences. La Pologne est proche, la Roumanie est proche. Il y a aussi toutes ces musiques balkaniques comme celles de Bulgarie… On continue à être influencés par des musiques d’Europe de l’Est et aussi de l’Ouest, bien sûr, parce qu’on a découvert beaucoup de choses dans les années 1990, après la chute de l’Union soviétique. Ça a été énorme pour nous, beaucoup d’informations et de nouvelles musiques, parce qu’on n’y avait pas accès avant.
C’est tout ça qui fait qu’en Ukraine, on aime ce mélange de différentes cultures et en tant qu’artistes, on essaie de faire en sorte de digérer tout ça et d’en faire quelque chose de nouveau et d’unique. À l’heure actuelle, pas mal d’artistes sont proches des traditions du peuple ukrainien. Moi, je ne peux pas vraiment dire que je suis vraiment influencé par la musique folk ukrainienne que je ne connais pas beaucoup. Je suis vraiment plus dans les musiques africaines, la musique rebelle et les musiques positives et extatiques. J’aime vraiment ce côté extatique parce que dans notre histoire, nous avons eu beaucoup de souffrance, et notre musique folk est tellement triste. C’est tellement désespéré. Parfois, c’est trop désespéré pour moi, vraiment. C’est pourquoi j’essaie de faire de la musique ukrainienne joyeuse. Même dans ces moments difficiles que nous vivons, les pires moments de notre vie en ce moment. C’est très difficile de vivre ici. Les gens souffrent vraiment, mais nous devons encore vivre. J’essaie de donner de l’espoir parce que nous avons besoin d’espoir. Nous ne pouvons pas être désespérés. Nous devons voir notre avenir. Nous devons faire quelque chose pour redonner espoir aux gens. C’est ma mission. J’essaie de faire du mieux que je peux. »
C’est ce qu’on entend dans tes chansons. C’est même exactement ce que tu viens de décrire. C’est de la musique pour entrevoir cet avenir meilleur.
« Oui, mon message est “nous devons visualiser cet avenir, car si nous ne le faisons pas, si nous ne l’imaginons pas, cela n’arrivera jamais”. C’est vraiment important pour nous en ce moment, je veux dire, pour toute l’humanité. Nous ne pouvons tout simplement pas être désespérés. Nous avons besoin de sentir un lien entre les gens du monde entier, de toutes les nationalités. Je crois en l’humanité, j’y crois encore. En ce moment, bien sûr, beaucoup de gens sont complètement perdus. Je vois ça. Mais partout où je vais, chez mes amis, avec les personnes que je rencontre, je vois des gens conscients, qui ont un but. Je vois ce genre de personnes partout. Nous devons juste nous connecter tous ensemble pour envisager un avenir meilleur. »
Au-delà des textes et de tes messages dont on vient de parler, on remarque que ta musique a récemment évolué, notamment sur les vidéos que tu as publiées ce mois-ci. Il y a toujours beaucoup de groove, mais ça sonne bien plus rock et plus dur.
« Notre musique reflète forcément ce qu’on vit ici à Kyiv en ce moment. On porte toujours notre message d’espoir, mais la musique permet d’exprimer aussi d’autres émotions. J’ai décidé de faire ces vidéos live en studio justement pour exprimer ça, ce côté plus dur, parce que ce que nous vivons et ressentons en ce moment est dur. C’est juste le reflet de notre réalité. Et en plus, comme je l’ai dit plus tôt, j’aime faire des choses différentes en permanence. Ce n’est pas facile pour moi de rester coincé dans un style ou deux. Je vois parfois des artistes qui ont du succès et qui s’enferment dans ce genre de prison. Ils se sont enfermés dans leur propre richesse. C’est vraiment important de toujours essayer quelque chose de nouveau, de ne pas être trop attaché à ce que tu as déjà fait, à ton succès ou à ta zone de confort. Bien sûr, je sais que je ne serai sans doute pas un compositeur classique dans cette vie. Mais j’ai toujours ma voix, j’ai mes paroles, j’aime la musique et je peux refléter ce que je ressens. »
C’est quoi cet endroit – The Orange Room – où vous avez enregistré ces trois vidéos ?
« C’est juste une salle de répétition, en fait. C’est celle de Hyphen Dash, ce merveilleux groupe de jeunes mecs de Kyiv avec qui j’ai l’opportunité de jouer. Je l’ai juste appelée Orange Room, parce qu’il y a de l’orange sur les murs et que je trouvais ça bien ! Ce n’est qu’un lieu de répétition, mais c’est vraiment cool. Il y a une très bonne vibe et les gars sont vraiment super. Ils aiment jouer du jazz actuel, de la soul et des trucs progressifs. C’est un honneur pour moi de jouer avec eux, j’adore vraiment ces gars. D’ailleurs ils viendront jouer avec moi aux Trans Musicales. »
Qui est The Lazy Jesus, qui est aussi mentionné au générique de ces vidéos ?
« C’est un très bon ami à moi. Il est bassiste et producteur. Nous avons enregistré quelques morceaux avec lui, mais nous ne les avons pas encore sortis. Nous avons de belles choses à montrer, et déjà beaucoup de morceaux enregistrés. Reste à savoir quel sera le single… En en ce moment, nous faisons quelques concerts et j’ai vraiment hâte de sortir ce single. J’ai quelques idées, et j’hésite encore entre trois ou quatre chansons. Nous en sommes à cette étape en ce moment. Mais ce qu’on va sortir, ce ne sera que des nouvelles chansons, contrairement à la session Live at the Orange Room où deux des trois morceaux sont de nouvelles versions d’anciennes chansons. L’une d’entre elles, Солдат (Le Soldat), est l’un de mes vieux morceaux. On l’a créée avec mon pote que j’ai mentionné tout à l’heure, dans notre duo 5’nizza. Nous étions en cours ensemble quand nous avons fait cette chanson, il y a environ 20 ans. Mais dans un style complètement différent, plutôt reggae folk. Je la reprends aujourd’hui à cause de ses paroles que j’avais écrites à l’époque et qui résonnent d’une toute autre manière aujourd’hui, avec la situation horrible que nous vivons en ce moment. »
As-tu pensé à quitter l’Ukraine ces derniers mois ? Ou était-il évident pour toi que tu devais rester là, même pour faire ta musique ?
« J’ai pensé à partir mais nous avons des concerts en ce moment, nous arrivons à jouer et nous pouvons aussi aider à l’hôpital, à Kyiv. On s’occupe des enfants qui souffrent de la guerre. Je suis à Kyiv la plupart du temps, puis je pars pour faire un concert et je reviens… on verra ce que ça donnera. Je ne sais pas, mais pour l’instant je voulais faire les répétitions ici. Ma mère est toujours là, donc je reviens toujours, puis je repars ponctuellement. En ce moment je vis comme on le fait quand on n’a pas de “chez soi”. Ce style de vie n’est pas pour tout le monde, mais tu sais, on est des musiciens, donc on a l’habitude de vivre ainsi. »